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Libération

Rilache

publié le 16 janvier 2015 à 17h36

Je ne voulais pas défiler, mais je ne voulais pas me désolidariser de l’événement. Alors, je suis descendu dans la rue, et j’ai marché jusqu’à la porte Saint-Martin, près de laquelle j’habite. Les boulevards étaient noirs. Je suis resté près de l’arc des victoires de Louis XIV, deux heures avec la foule, qui s’étendait jusqu’à l’infini sur la droite, et qui convergeait vers République sur la gauche. J’ai appelé quelques amis, mais il était impossible de les retrouver dans la mer. J’ai regardé le cortège avec une sympathie incrédule, à laquelle j’aurais voulu donner plus de moi-même. Sous nos yeux fatigués par trop d’ironie, un peuple se reprenait, défaisant le nihilisme auquel on ne le soumettra pas. J’ai croisé des connaissances, j’ai parlé à des inconnus, je suis tombé sur d’anciennes étudiantes : l’une avait ajouté «Pas dupe» à «Je suis Charlie», introduisant une saine réserve à l’empathie citoyenne, où je crus voir ma vérité. Je ne marcherais pas, mais je ne ferais pas relâche ; je voulais être là, sans hauteur, mais à distance.

Mon grand-père était croix-de-feu, il a participé à l’insurrection du 6 février 1934 ; c’est peut-être pour ça que j’ai toujours eu du mal avec les foules ; il m’expliquait que les fascistes vont toujours de pair avec les voleurs. En 2002, ayant voté Jospin au premier tour, j’avais déjà refusé de me faire culpabiliser par des abstentionnistes, qui mirent un escroc à la place d’un facho.

La situation n’est plus tout à fait la même, bien qu’elle en découle : mercredi soir, je suis allé rejoindre les républicains ; dimanche, je suis resté spectateur. Ne pas défiler ne signifie pas se défiler : j’estime, à tort peut-être, que les hommes politiques, qui nous gouvernent depuis quarante ans, sont les principaux responsables de la situation merdique de la France. Les responsables sont des irresponsables.

Depuis les années 80, la montée du Front national et de l'islamisme forme les deux faces d'une feuille de papier bible et cul ; je constate que cela va de pair avec le «grand remplacement» des sciences humaines par l'économie de supermarché. La crise que nous traversons est intellectuelle. Charlie a fait relâche cette semaine, mais pas l'esprit français, ce précipité de sérieux républicain à la Péguy et d'irrespect, qui est notre style, et précisément ce qu'on a voulu abattre. Je reviens du Japon : que peut signifier Charlie Hebdo dans un pays qui ignore l'esprit critique ? La droite chrétienne est aussi islamiste que les loubavitch, tel est leur œcuménisme. «Les religions ne rient pas», a dit Charlie Baudelaire.Ecrire n'a pas d'autre fin que l'irrespect, et c'est ce qui me retient de défiler. Le génie de Charlie était d'avoir compris cette essence de l'acte de création, qui n'a de comptes à rendre à personne - ni à «dieu», ni aux multinationales, ni à la nation, ni à la police.

Ne pas défiler, c’est refuser la connotation du message («retour à l’ordre») couvert par sa dénotation, l’unité nationale, parfois nécessaire. J’ai hésité. Contrairement à Barack Obama, je ne le regrette pas. Je n’ai pas défilé pour des raisons qu’on peut juger mesquines, parce que la morale, en un sens, est supérieure à la politique : dans certains cas, il faut s’oublier soi-même, répudier sa propre anarchie, et rejoindre le corps social.

Pourtant, je considère que le terrorisme, le racisme et la haine de la culture sont des produits purement politiques. Tout le monde s’accorde pour combattre le fanatisme religieux ; je suis un fanatique littéraire, une puissance de vie qui n’opprime personne. Mon combat - politique - de tous les instants est de substituer un fanatisme à un autre, non de prôner je ne sais quel respect : ce n’est pas la religion qui relie les hommes, c’est la culture, cette putain qui est sur toutes les bouches, mais que personne ne paie.

La culture dérange, contrairement aux cultes, parce qu'elle inquiète. Dans le dispositif même de la manifestation, il y avait sa vérité : les gouvernants d'un côté (qu'ai-je à faire avec Nétanyahou, avec Sarkozy ?), le peuple de l'autre : entre les deux, un vide. Et puis, les «dignitaires» religieux ; je ne leur veux aucun mal mais, désolé, je n'ai aucun respect pour eux. Je me suis évadé du catholicisme à l'âge de 12 ans ; j'attends la même chose des musulmans pratiquant de France. On gardera cependant les rites, qui sont beaux. A Marseille, Gaudin bloque la construction d'une mosquée ; ainsi, il alimente l'humiliation et le terrorisme, car pour atténuer les effets des religions, il faut d'abord les égaliser. Je suis rentré, j'ai allumé la télé. L'intelligence d'Abd al-Malik prônant une «spiritualité laïque» m'a bouleversé, et l'autre anagramme de Charlie m'a sauté au visage au moment même où j'éclatai en pleurs.

Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Christine Angot, Thomas Clerc et Marie Darrieussecq.