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Libération

Topless au zénith

publié le 13 février 2015 à 17h56

«Les pages d'un journal, je les vois comme un endroit public. Comme un hôtel où beaucoup de personnes passent chaque jour.» Si on s'approprie les propos de l'écrivain Jean-Jacques Schuhl à Libération, en avril 2014, ces pages extraites du quotidien britannique The Sun sont des «love hotels». Cinq feuilles tirées du tabloïd, issues de la fameuse Page 3 qui présente chaque jour à ses lecteurs une jeune femme différente. Précision : la demoiselle est toujours topless. Au Royaume-Uni, la rubrique est très célèbre.

Ce montage illustrait un article paru lundi en «Grand Angle», consacré à la fameuse page. Correspondante de Libération à Londres, Sonia Delesalle-Stolper y revient sur l'histoire de ces pin-up, apparues en 1969 après le rachat du quotidien par le magnat des médias Rupert Murdoch. Fin janvier, a été annoncé l'abandon de la Page 3, suscitant le soulagement de ses critiques de longue date (notamment féministes). Ce n'était qu'un coup de com de la part du tabloïd qui a continué à faire apparaître des donzelles dévêtues. Disposées ainsi dans un tel montage, que voit-on sur ces photos ? Des pin-up souvent improvisées, anonymes ou connues (comme la Spice Girl Geri Halliwell ou la chanteuse Samantha Fox). A chaque fois, l'image s'accompagne d'un jeu de mots grivois, le plus souvent sur les mensurations de la demoiselle.

La plus ancienne de ces images date de 1970, la plus récente de janvier. Entre les deux, se trace une évolution du modèle du corps féminin désirable : de grassouillet et charnu, il s'est aminci au niveau de la taille et des cuisses. Comme les costumes des bunnies de Playboy, il y a toujours un élément commun, un uniforme qui, ici, n'en est pas un : les gros seins qui se dressent afin d'attiser l'œil du lecteur.

Mais est-ce qu’ils excitent vraiment les 2 millions de lecteurs quotidiens ? Au regard de l’évolution de l’imagerie érotique actuelle, ces filles sont beaucoup plus chastes que n’importe quelle scène de cul d’un téléfilm. Et ne parlons pas des vidéos que l’on trouve sans peine sur xHamster.com. L’accès aux corps dénudés a bien changé depuis 1969. On peut même parier que les seules personnes encore excitées par la Page 3 ne sont que des gamins incapables de déverrouiller le logiciel de contrôle parental de l’ordinateur familial.

Oui, ces filles sont vulgaires. Elles sont saines, souriantes, ni anorexiques ni obèses. Il n'y a ici aucune sophistication ou raffinement, elles sont accessibles, incarnent une «culture de masse», telle qu'étudiée par le sociologue Richard Hoggart qui avait, tiens donc, beaucoup travaillé sur les tabloïds pour son ouvrage la Culture du pauvre (1). On peut dire évidemment beaucoup sur le machisme qui fait que les garçons ne sont pas ainsi traités comme des bouts de chair, que tous ces fantasmes sont très blancs. Ces mannequins d'un jour sont les symboles survivants et surannés d'une presse contestable mais aussi très charnelle. Y cohabitent, entre météo et nouvelles des derniers scandales politiques, les cuisses musclées des joueurs de foot et les rondeurs des filles. Une presse populaire à l'ancienne, obsédée par les corps et le plaisir, dont on ne peut que faire l'archéologie.

(1) Ed. de Minuit, 424 pp., 24 €.