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Torture ninja

Avec ses sabres aiguisés et sa tenue noire, ce garçon ressemble à un ninja. Il prend la pose, le corps gainé. On l’entend presque hurler «banzaï !».
Londres, le 9 février 2015. Une équipe de chercheurs du King's collège à Londres dialoguent avec des jihadistes partis combattre en Syrie.
publié le 6 mars 2015 à 19h06

Cette image est parue jeudi dans les pages «Grand Angle» de Libération. Son auteur est Immo Klink, photographe allemand de 43 ans installé à Londres. Elle accompagnait un long reportage de la correspondante du journal au Royaume-Uni, Sonia Delesalle-Stolper, à l'ICSR. Soit l'International Centre for the Study of Radicalisation and Political Violence, une structure hébergée par le King's College et depuis laquelle, via Internet, une poignée de chercheurs communiquent avec des jihadistes, effectuent une enquête afin de comprendre comment certains peuvent abandonner leur vie en Europe ou ailleurs et partir en Syrie ou en Irak commettre des massacres.

L'ambition du lieu est extraordinaire. On s'attend au bureau de M dans un James Bond. Mais en fait, non. Immo Klink, qui a réalisé ce reportage en février, confie : «Je ne savais pas du tout à quoi m'attendre. Et je me suis retrouvé dans une salle sombre, remplie de profs, dans une ambiance pas du tout spectaculaire. Mais ce qu'il s'y passe est impressionnant : ils discutent avec des terroristes, ils les rencontrent via des écrans, parlent avec eux toute la journée.» D'où cette photographie qui est l'image d'une image. Au premier plan, il y a la matérialité de l'outil de travail des chercheurs (un MacBook Pro) qui se prolonge avec la barre d'applications (le «dock» d'Apple) où l'on voit un mail «non lu», et le logiciel iTunes ouvert. Le plan est cadré comme une photo volée à l'iPhone, tel un mémo visuel. Et puis il y a l'autre image, saisissante : ce personnage qui croise deux terrifiants sabres, le visage cagoulé face à l'objectif. Il s'agit là d'une capture d'écran, screenshot en anglais, tirée d'un dialogue via Skype ou un autre logiciel de conversation. «Objectif», «capture», «shot» («coup» en français)… le langage de la photographie se macule de violence.

A propos des drones militaires, on a beaucoup parlé de ces «pilotes» qui, depuis une cabine du Texas, explosent des immeubles au Pakistan avec la dextérité d'un gamer. Les chercheurs de l'ICSR sont dans une situation différente, scientifique et non meurtrière. Mais ils se retrouvent, eux aussi, via un ordi, en connexion avec des zones interdites, les espaces fantômes habités par l'Etat islamique. Ces lieux brouillent les images, en produisent des atroces, de décapitations ou de tortures. Surtout, et c'est là leur terrifiante force de frappe, elles perturbent notre appréhension. Comme ces vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux, transmises par des sites agrégateurs de contenus avides de clics, dont on ne sait que faire. L'horreur est évidemment réelle, les images semblent «vraies», documentaires, mais il y a toujours une mise en scène.

C'est l'hallucinant paradoxe de cette photographie d'Immo Klink : elle montre une réalité, tout en évoquant une iconographie toute fictionnelle. Avec ses sabres aiguisés et sa tenue noire, ce garçon ressemble à un ninja. Il prend la pose, le corps gainé. On l'entend presque hurler «banzaï !». Cette image est-elle une capture d'écran du jeu vidéo Call of Duty ou d'un film japonais jouissif de violence ? Non, elle est la «capture» éphémère d'un assassin. Le décor - une chaise de balcon blanche en plastoc, une table en Formica, un matelas gonflable - ne donne aucun indice. Un zoom à l'infini sur la photographie ne nous apprendrait rien sur l'identité du garçon. On devine qu'il a la peau noire, et puis c'est tout. Son regard est intense. Il est probablement jeune, a sans doute, enfant, regardé les Tortues ninja en avalant son chocolat chaud. Ici, il se met en scène dans sa perte délirante, qu'il voit comme un salut religieux. Ce sinistre ninja kid est l'acteur d'un film, dont il n'est pas le scénariste, et qui le happe. Immo Klink : «Faire cette série m'a appris qu'il y a des mondes entiers dont on ignore tout. Des bulles qui se forment et enferment des êtres. Certains vivent dans une bulle Louis Vuitton, d'autres dans une bulle Daech.»