Elle avait, de tout temps, fait l’histoire avant de s’effacer après guerre et la voilà qui fait, maintenant, son retour. Du Proche-Orient à l’Afrique noire, de l’Ukraine à la Libye, la question des frontières domine l’actualité internationale avec la force du diable sortant de la boîte où la guerre froide l’avait enfermée.
Dans ces années-là, l’intangibilité des frontières avait été érigée en principe sacré du droit international parce que le monde ne voulait plus revivre la tragédie suscitée par l’expansionnisme allemand, et qu’il ne connaissait plus qu’une seule vraie frontière, la frontière idéologique qu’avait tracée l’émergence du bloc soviétique, et qui ne pouvait souffrir aucune modification sans que la planète ne soit menacée d’apocalypse.
Puis le Mur est tombé, l’URSS a implosé et, tandis que la Russie n’avait plus les moyens de défendre quelque aire d’influence que ce soit, les Etats-Unis ne se sont plus guère souciés de ce qui pouvait se passer, même à leurs portes, dans des pays qui n’avaient plus d’importance stratégique à leurs yeux. C’est ainsi que l’Amérique latine a pu passer à gauche sans qu’ils ne froncent, ou presque, les sourcils. C’est ainsi que les Russes ont laissé s’éloigner, sans bouger ou presque, des pays qui avaient été sujets de leur empire bien avant de devenir des Républiques soviétiques.
Dans la décennie qui a suivi la guerre froide, l’intangibilité des frontières est restée si sacrée qu’il aurait semblé inconcevable que les Etats issus de l’URSS, et de la Fédération de Yougoslavie puissent ne pas avoir, pour frontières internationales, les anciennes limites intérieures de ces ensembles éclatés. Cela est resté vrai jusqu’à l’indépendance du Kosovo, jusqu’à ce que le principe de l’intangibilité ne se heurte frontalement à la réalité de l’aspiration nationale des Albanais de cet ancien territoire serbe, et depuis… bienvenue dans l’histoire ancienne ! Bienvenue dans ce qui l’avait déterminée depuis aussi longtemps que des peuples se sont affirmés. Car qu’est-ce qu’une frontière ?
C’est la limite de l’influence culturelle, économique, religieuse et militaire d’une nation. C’est une ligne de défense et le tracé d’un territoire qui n’ont, partout, jamais cessé de bouger au gré des appétits impériaux ou des rapports de force entre voisins.
Sitôt qu’elle eut repris assez de forces pour tenter d’effacer la perte de conquêtes séculaires, la Russie a lorgné la Géorgie, et lui a repris des terres avant de se réapproprier la Crimée, et d’organiser la sécession de l’Ukraine orientale. Les anciennes fractures de l’actuelle Libye ont réapparu sitôt qu’elle fut débarrassée de son dictateur. Du Mali au Nigeria, en passant par la République centrafricaine ou la Côte-d’Ivoire hier, ce ne sont que les frontières précoloniales entre peuples africains qui resurgissent, désormais sous les habits jihadistes, et ébranlent celles de la décolonisation. Au Proche-Orient, enfin, depuis l’aventure irakienne des Etats-Unis, et le grand souffle des printemps arabes, ce sont les cartes qui se rebattent entre les deux grandes religions de l’islam.
Le chiisme minoritaire entend bien sortir de son statut de paria en s’appuyant sur son champion qu’est l’Iran. Le sunnisme majoritaire ne veut, lui, rien céder à ces hérétiques conduits par l’ancienne Perse, et sur ces trois fronts - africain, européen et proche-oriental -, les Occidentaux sont, en fait, pris de court parce qu’il y a bien longtemps que la question des frontières ne se posait plus à eux, que les Américains sont sûrs des leurs, et que les Européens s’emploient même à les dépasser en bâtissant leur unité.
Les Occidentaux, c’est entendu, ne veulent ni que la nostalgie impériale de la Russie puisse ressusciter la guerre en Europe ni que le jihadisme l’emporte au Proche-Orient, mais en quoi l’éclatement du Nigeria ou de la Libye, le fractionnement de l’Ukraine ou l’ascension du chiisme menaceraient-ils leurs intérêts ?
La réponse est si peu évidente qu’Européens et Américains ne font pas les mêmes choix. Les premiers jouent la stabilité africaine car leur autre rive les concerne directement, alors que les seconds s’en lavent les mains. Les Américains voudraient jouer l’Iran qui leur semble plus à même que l’Arabie Saoudite de stabiliser le Proche-Orient. Les Européens, eux, appuient les sunnites car ils ne veulent pas qu’une si proche région n’ait qu’un seul maître, en l’occurrence iranien. Les Américains sont, face à la Russie, plus durs que les Européens parce que leurs intérêts économiques y sont moindres, qu’ils ne veulent pas voir revenir la Russie en concurrent sur la scène internationale, et qu’ils se soucient désormais plus de la stabilité de l’Asie que de celle de l’Europe.
Les chaos régionaux qu’induit le grand retour des frontières sont porteurs d’un nouveau chaos mondial dans lequel le lien transatlantique se distend tandis que l’Europe devra s’affirmer en puissance face aux dangers montant à ses marches, à l’Est comme au Sud.