On est un peu nerveux, comme avant la rentrée des classes. Presque tout le monde est à l'heure. Qui les mains dans les poches, qui muni d'un sac de voyage. On voulait le voir, ce siège de Libération dont on a tant parlé ces derniers temps. Circonstances obligent, on n'y accède qu'une fois identifié, fouillé. Mais ça vaut le coup : il y a du bon jus d'orange et des viennoiseries à la clé. Ainsi que des écrivains, beaucoup d'écrivains.
Virgules. Des écrivains dans les locaux d'un quotidien, ça vous a un côté comique. Eux qui, dit-on, passent des jours à échafauder une seule phrase, rappellent dans ce contexte impérieux les philosophes grecs et allemands confrontés sur un terrain de foot par les Monty Python. On nuance, quand il faudrait foncer ; on veut panser, quand il faudrait cisailler. Biais professionnel. Kamel Daoud, rédacteur en chef d'un jour, est un vrai journaliste. Il essaie de recentrer le débat (c'est qu'on a un journal à faire) : «On vit l'inverse d'un autodafé, un seul livre brûle le monde.» On parle djihadisme, renseignement, élections israéliennes. Balkany, qui a perdu à l'immunité son unanimité parlementaire. Ah non, c'est le contraire. On parle surveillance sur Internet - ce n'est peut-être pas le moment de tweeter une photo pour se la jouer (quand même, on passe la journée dans les locaux de Libération).
On fait un semblant de tour de table, qui sait faire quoi ? Le gouailleur, branché Moyen-Orient, on dit que c’est DOA. Méconnaissable depuis qu’il s’est coupé les cheveux. Leïla Slimani, visiblement au point sur les printemps arabes. Léonor de Récondo, la seule dont le violon d’Ingres soit effectivement le violon. Et puis il y a les absents. Ils ont toujours tort, mais il paraît que leurs articles sont géniaux : Adrien Bosc, Aurélien Bellanger, mais aussi Catherine Millet et Marcel Cohen. Pour la jeune garde, on voit Julia Kerninon, emballée par un sujet sur les virgules en économie, mais aussi François-Henri Désérable, qui s’estompe dans la foulée.
Chacun est affecté à une tâche, et disparaît dans les locaux en colimaçon. En flânant, ce qui est recommandé, on voit Olivier Guez trimer sur un récit de match de foot. A sa décharge, il ne l’a pas vu, ce match. Ou si peu. Dans un local en verre, autour du rédacteur en chef d’un jour, équipe resserrée sur les pages «chaudes». DOA, encore, qui explique que l’entreprise américaine Palantir tire son nom d’une pierre clairvoyante inventée par Tolkien ; quelques éclats de voix, qui resteront (presque) lettre morte : une heure plus tard, tout est chamboulé.
Salami. C'est l'heure du banquet. Plus informel, où l'on se livre à la confidence. On en vient aux mains, pour attraper les tranches de salami, par exemple. Enthousiaste, Miguel Bonnefoy prête l'oreille à Madeleine Monette, venue de Montréal. Elle cherchera longtemps un adaptateur pour brancher son smartphone. Et nous ripaillons, nous ripaillons - le couteau en plastique n'entame pas le beaufort. Soudain, l'info du jour tombe ; par alerte, puis en boucle, selon le schéma de la goutte annonciatrice. Attaque au musée Bardo de Tunis, plusieurs morts. La stupéfaction, d'abord, puis la réaction : c'est évidemment la une du jour. Réunion de crise avec Stéphanie Aubert et Alexandra Schwartzbrod, directrices adjointes de la rédaction, Claire Devarrieux, du cahier livres, et Johan Hufnagel, numéro 2 du journal. Un œil sur les chaînes d'info, un autre sur le chemin de fer, on fait le décompte des sujets du matin qui partent aux oubliettes. Difficile de ménager les sensibilités, certains papiers ont déjà été largement entamés. Sommet de diplomatie. Doit-on couper celui-ci ? «Ah non, on a vraiment envie de le lire !» Alors celui-là ? «Ça va être compliqué.» Les esprits s'échauffent, le verdict tombe : «On ne peut pas tout garder, c'est casse-gueule.» En fin de compte, quatre pages sont rajoutées au journal du lendemain.
Moue. Vient l'heure de la une. Une idée semble s'imposer : Je suis Tunis. Capitale d'un pays en paix frappée en plein cœur, l'analogie est évidente. Trop, peut-être ? On revient dessus : Laurent Joffrin fait la moue. «Ça fait un peu procédé.» Une liste des attentats ? La lassitude semble poindre, pas très heureux. Et puis, où mettre le curseur ? Je suis irakien, je suis afghan ? On apporte de nouvelles propositions, tirées sur papier pour se faire une idée. Une inscription en arabe ? Pour le titre, Kamel Daoud donne le mot de la fin. Un pays pris en otage par cet attentat, un pays dont le tourisme est la première richesse, voilà l'idée qu'il fallait. Subsiste une préoccupation : malgré la gravité de l'événement, ne pas faire oublier que c'est le Libé des écrivains, lesquels se sont lancés avec sérieux dans l'entreprise. Un numéro spécial, mais pas non plus pour rire.
Les écrivains de Libé
Aurélien Bellanger L'Aménagement du territoire (Gallimard)
Clément Bénech Lève-toi et charme (Flammarion)
Michel Bernard Les Forêts de Ravel (la Table Ronde)
Miguel Bonnefoy Le Voyage d'Octavio (Rivages)
Adrien Bosc Constellation (Stock)
Andrea Canobbio Pressentiment et Trois années-lumière (Gallimard)
Luciana Castellina Prends garde (avec Milena Agus, Liana Levi)
Javier Cercas Les Lois de la frontière (Actes Sud)
Alexandre Civico La Terre sous les ongles (Rivages)
Marcel Cohen Le Grand paon-de-nuit (Gallimard)
Michael Cunningham Snow Queen (Belfond)
Kamel Daoud Meursault, contre-enquête (Actes Sud) et la Préface du nègre (Babel)
François-Henri Désérable Evariste (Gallimard)
DOA Pukhtu (Gallimard «Série noire», à paraître le 26 mars)
Brigitte Giraud Avoir un corps (J'ai lu)
Sylvie Granotier Personne n'en saura rien (Albin Michel) et la Place des morts (Le Livre de poche)
O livier Guez Les Révolutions de Jacques Koskas (Belfond)
Célia Houdart Gil (P.O.L)
Fabrice Humbert Eden Utopie (Gallimard)
Julia Kerninon Buvard (Rouergue)
Juliette Kahane Une fille (L'Olivier)
Marie-Hélène Lafon Joseph (Buchet-Chastel)
Yanick Lahens Dans la maison du père (Sabine Wespieser poche, à paraître le 7 mai)
Philippe Le Guillou Paris intérieur (L'Arpenteur/Gallimard)
Catherine Millet L'Œil du désir (La Différence, à paraître le 9 avril)
Madeleine Monette Skatepark (Galaade)
Ali al-Muqri Femme interdite (Liana Levi) et le Beau Juif (Liana Levi «Piccolo»)
Jean-Noël Orengo La Fleur du capital (Grasset)
Benoît Peeters Valéry, tenter de vivre (Flammarion) et Revoir Paris (avec François Schuiten, Casterman)
Gisèle Pineau Les Voyages de Merry Sisal (Mercure de France)
Sylvain Prudhomme Les Grands (L'Arbalète/Gallimard)
Léonor de Récondo Amours (Sabine Wespieser)
François Rivière Le Divin Chesterton (Rivages, à paraître le 1er avril)
Oliver Rohe Ma dernière création est un piège à taupes (Inculte)
Gilles Rozier D'un pays sans amour (Grasset)
Luiz Ruffato A Lisbonne j'ai pensé à toi (Chandeigne) et Brésil 2000-2015 (présentation et organisation de l'anthologie, Métailié)
Leïla Slimani Dans le jardin de l'ogre (Gallimard)