A droite, il y a Pierre Gattaz, président du Medef depuis juillet 2013. A gauche, Olivier Gainon, son directeur de cabinet. Cette photographie, signée Paul Arnaud, est parue lundi dans Libé, accompagnant un reportage de Frédérique Roussel qui suivait la première vraie visite du patron des patrons français dans la Nièvre. Imaginons ce que pouvait se dire Gattaz, à la fois débonnaire et redoutable, focalisé sur son téléphone comme un ado apathique au milieu d'une réunion de famille.
«Hé mais je suis pas mal sur cette photo que je viens de prendre avec mon smartphone. Apparemment, on appelle ça un "selfie". Eh ben, je suis très bien sur ce "selfie" - c'est bizarre, ce mot - : j'ai la cravate bien droite, pas comme l'autre à l'Elysée. Et puis les lunettes, ça fait sérieux. La chemise bleu ciel est bien repassée, bien propre, j'ai bien fait de la passer au steamer avant de venir. Olivier, mon dircab qui lorgne mon téléphone, a l'air de trouver que c'est bien pour le Medef. Je vais la tweeter, cette image, tiens. Ça fera patron dynamique. Comment on fait pour la poster ? Pff, je capte pas la 4G ici. On n'est pas au siège du Medef, avenue Bosquet. Je suis où déjà ? Ah oui, au circuit automobile de Magny-Cours, à côté de Nevers.
«Quand je pense que je me suis levé à 4 heures du matin et, à peine un œuf à la coque avalé, j’ai filé à la gare de Bercy pour prendre un train Intercités à 6 heures. Et je me retrouve là, dans cette salle de conférence, à tout faire pour montrer que le Medef n’est pas réservé aux salons du Crillon. C’est pas Seillière qui aurait fait ça : sourire, être proche des gens, serrer des mains, en oubliant de manger. D’ailleurs, j’ai faim.
«Il est pas simple, mon boulot de patron des patrons. Les gens ne comprennent pas que c’est difficile aussi pour les chefs d’entreprise. Personne nous aime alors qu’on propose des trucs supers. Pour le discours que je m’apprête à faire dans quelques minutes, j’ai mitonné des trucs top, profonds et complexes : je vais dire aux patrons de la Nièvre, département parmi les plus pauvres du pays, que c’est eux "les héros de la France", qu’il faut "lever les freins à l’embauche", que le Medef est un syndicat dynamique avec plein de propositions. Par exemple, on veut créer un million d’emplois. C’est pas mal, non ? J’y crois tellement que j’ai fait faire un pin’s - c’est bien, ça, les pin’s, les jeunes aiment bien, enfin je crois - sur lequel il est écrit en majuscules sur un fond jaune : "1 million d’emplois". Ça, c’est du slogan. Mais je le porte pas, le pin’s, aujourd’hui. C’est dommage, ça aurait été impeccable sur le selfie.
Bon, tant pis, je le poste sur Twitter, ça me distraira de ma fringale. Ah, j’ai des messages. Des gens de l’UMP qui me trouvent beau gosse sur ce selfie. Tu m’étonnes, avec tout ce que je fais pour eux… Ah, Emmanuel Macron qui fait pareil. Il est malin, lui, il comprend bien les choses. Mais il aurait pu aller encore plus loin avec sa loi. Il s’est freiné, je sais pas pourquoi. A croire qu’il serait peut-être de gauche. J’ai faim, c’est dingue. Oh, j’avais pas vu, ils m’ont mis un petit sandwich. Ils sont gentils dans la Nièvre.»
Ce monologue est fictif. Mais si imagination il y a, c’est bien le seul état, la circonspection, dans lequel laisse ce type d’images. A l’Assemblée ou pendant les visites officielles, les «puissants» sont toujours là, les yeux rivés sur leur téléphone. On ne sait jamais ce qu’ils font avec leurs écrans tactiles, qui ils textotent ou quelles pages internet ils consultent. Comme une inadéquation entre le coup de com, le je-suis-proche-des-gens et leur quant-à-soi, qui n’est qu’un entre-soi de puissants et de décideurs. Le 11 mars, à Nevers, Pierre Gattaz a tweeté, pour de vrai, un portrait de lui devant le circuit automobile de Magny-Cours, avec ce commentaire : «Super expérience.» Trop cool, ce Gattaz.