The Americans, la série de Weisberg et Yost, entame sa troisième saison (sur FX et Canal +) et c'est une des meilleures séries de la décennie, en tout cas celle qui procure le plus de plaisir. Oui certes, The Leftovers est une magnifique série, mais on ne peut dire qu'elle soit agréable à regarder. House of Cards, aussi dans sa 3e saison, est intéressant et jouissif, mais assez creux et glaçant. The Americans parvient à combiner la pertinence morale et politique et le charme intense de ses personnages, un couple d'agents du KGB, Philip (Matthew Rhys) et Elizabeth (Keri Russell). Faisant la preuve une fois encore que la force d'une série télé réside dans l'attachement à des êtres de fiction, qui font réellement partie de nos existences, de notre expérience.
Est-ce parce qu'elle se situe dans les années 80 dans l'Amérique de Reagan ? Les cinquantenaires régressifs ont bien noté, et apprécié à sa juste valeur, la multiplication récente des œuvres d'hommage aux eighties, nos années de jeunesse : A Most Violent Year, Foxcatcher, Dallas Buyers Club sans oublier Argo, ni (j'insiste) les Gardiens de la Galaxie. Les années 80 constituent une période charnière qui a vu des bouleversements dont nous vivons encore les effets. Elles sont très XXe siècle, ce monde où définitivement nous ne sommes plus ; le monde d'avant la chute du Mur, avec ses KGB, FBI, CIA, l'alphabet soup hitchcockienne de la Mort aux trousses ; d'avant l'Afghanistan et l'Irak. Où l'ennemi était encore bien identifié. The Americans exprime l'interrogation morale et politique de notre présent, où la menace du terrorisme a remplacé la guerre froide - sans pour autant que le dualisme des blocs ait disparu, comme le signale le moment de la 3e saison de House of Cards où le président Underwood affronte son terrifiant homologue russe Petrov (interprété par Lars Mikkelsen, qu'on identifie illico comme frère de Mads, aka Hannibal.)
The Americans relève du genre montant en puissance de la série d'espionnage KGB (Spies of Warsaw, Allegiance). Mais l'originalité de la série est de s'ouvrir au début des années Reagan, moment de fin de la Détente, de tension anticommuniste et de mini-résurgence de maccarthysme sous l'influence de l'ancien acteur ; dans une Amérique qui se donne encore le nom de «monde libre», pour ces quelques années qui précèdent la désintégration de l'Est. Philip et Elizabeth Jennings, «les Américains» vivent dans un quartier pavillonnaire de Washington avec leurs deux enfants, offrant aux regards extérieurs l'image de la parfaite famille américaine… tout en conduisant en secret des missions de renseignement, des infiltrations, des assassinats, et des kidnappings. Mais la série a une singularité. Les personnages, malgré leurs doutes ponctuels (Philip surtout aime bien le mode de vie capitaliste) sont des communistes engagés et sincères. La façon résolue dont la série met le spectateur de leur côté, suscitant un attachement dans le public américain pour des espions, communistes, athées, tueurs, et (pire que tout) adultères à l'occasion (professionnelle) montre bien la puissance morale de l'écriture sérielle. Les séries des années 2000 nous ont habitués à apprécier les méchants (House of Cards en est l'exemple actuel et caricatural), mais les Americans suscitent autre chose, une étrange adhésion morale, comme une nostalgie du bien.
Sans doute grâce au «truc» qui donne sa tension et sa texture romanesque à la série, l'événement marquant des premiers épisodes : Philip et Elizabeth, qui ont jusqu'ici joué froidement en pro le rôle de couple parfait, tombent amoureux l'un de l'autre. La suite de la série gère cette transformation dont ils ne se remettent pas, qui complique leurs existences, leur travail, leurs relations avec leurs enfants. Attention, on entre alors dans le territoire du remariage, structure fondamentale du cinéma hollywoodien (et de quelques séries, de Dream On à How I Met…) : la réconciliation du couple comme image de l'union politique. Tout comme dans The Philadelphia Story de Cukor, qui met en scène un remariage sur les lieux de la Déclaration d'indépendance américaine, la question de la relation privée devient une façon de poser la question politique : celle du lien de l'humain à sa société, de la possibilité d'une conversation véritable, et d'une vie publique commune. Bref, la question de l'état de l'Union (titre d'un autre film illustrant le genre, et allusion au discours annuel du président proposant sa politique à la nation). Elizabeth et Philip, par cette reprise en série du thème du remariage, portent l'exigence perfectionniste d'un Etat (privé ou public) propre à assurer un bonheur minimal à ces citoyens. Et à la différence de Frank et Claire Underwood dans House of Cards, nos Americans la portent de façon altruiste, hors tout bénéfice personnel, matériel, symbolique et moral, et nous rappellent que la recherche du bonheur passe par des formes oubliées ou invisibles d'idéalisme politique.
Sandra Laugier est professeure de philosophie à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Paul B. Preciado et Frédéric Worms.