«A quoi bon voter ? Les politiques ne servent plus à rien.» Combien de fois, au cours de la campagne pour les élections départementales qui prend fin aujourd'hui, aura-t-on entendu ce genre de réflexion ? De fait, les élus, qu'ils soient locaux ou nationaux, et le gouvernement du pays lui-même, semblent bien en peine de résoudre les «problèmes concrets» (chômage, baisse du pouvoir d'achat, déclassement…) qui, selon l'expression consacrée par les médias, «préoccupent les Français». L'actualité récente nous l'a rappelé : ces élus n'arrivent pas davantage, par exemple, à enrayer la pollution de l'air dans les grandes villes et moins encore, le réchauffement climatique de la planète, dont les effets deviennent chaque jour plus tangibles - comme en a attesté, il y a peu, le cyclone qui a ravagé le Vanuatu. Après Paris et Copenhague, l'attaque meurtrière perpétrée à Tunis a souligné combien ces élus se trouvent tout aussi démunis face à l'irruption imprévisible de la violence au cœur de nos démocraties. Ils n'ont pas, non plus, grand-chose à proposer pour mettre fin à l'abstention électorale qui persiste, et à la montée, dans beaucoup de pays européens, de l'extrême droite et de la xénophobie.
Pourtant, contrairement à une idée répandue, élus et pouvoirs publics sont loin de rester indifférents et inactifs ! Un de leurs premiers moyens d'action consiste à solliciter l'avis des scientifiques et des experts pour obtenir une explication un tant soit peu rationnelle des phénomènes pathologiques qu'il leur faut juguler. Ainsi, les causes du chômage, du réchauffement climatique, du terrorisme ou du succès de l'extrême droite sont-elles mises au jour, grâce à des méthodes d'enquête appropriées. Sur cette base, un second levier est actionné, qui consiste à définir et à faire appliquer des politiques correctrices. C'est surtout à ce niveau, semble-t-il, que le bât blesse. Car une fois venu le moment de la décision politique, ou celui de la mise en œuvre pratique de ce qui a été décidé, il n'est pas rare que des blocages surgissent. Que des lobbys se dressent. Et que la crainte d'effets indésirables sur le plan économique, électoral ou diplomatique, vienne stopper l'entreprise réformatrice. Comme la Médée d'Ovide, les hommes politiques se trouvent alors dans la situation de pouvoir dire : «Je vois le meilleur et je l'approuve, et néanmoins, je fais le pire.» Le pire consistant, en l'occurrence, à remettre à plus tard les mesures que l'on estime urgentes et nécessaires, ou à les promulguer, mais en veillant à neutraliser ce qui pourrait faire leur efficacité. La rhétorique du changement se met alors à sonner singulièrement creux et masque mal l'acceptation de fait des situations les plus iniques et les plus nocives. Quelle serait l'alternative ? Comme le sociologue Norbert Elias l'a suggéré dans un texte écrit en 1956, en pleine guerre froide, peut-être l'effort à fournir est-il d'abord cognitif (1). Car nous autres humains avons la fâcheuse tendance de ne pas prendre l'exacte mesure des problèmes que nous générons collectivement. Nous les pensons comme s'il s'agissait de réalités indépendantes les unes des autres et extérieures à nous, oubliant qu'ils résultent de notre action en commun et qu'ils ont un lien entre eux. Chômage, inégalités sociales, réchauffement climatique, atteinte aux libertés : il faut faire l'effort de saisir les chaînes d'interdépendance qui unissent ces différents problèmes, et qui lient à eux chacun d'entre nous. Ce sont ces interdépendances, en effet, qui à chaque fois que nous les oublions, reviennent se manifester sous la forme d'obstacles dressés à notre action politique correctrice.
Si l’on suit Elias, la politique, dans le monde d’aujourd’hui, n’est nullement condamnée à l’impuissance. Mais une sorte de double révolution culturelle lui est nécessaire pour retrouver toute sa force. Il faut d’abord que la pensée scientifique de l’interdépendance entre les problèmes générés par les actions humaines se développe et supplante l’expertise des problèmes conçus séparément les uns des autres. Il faut, ensuite, que cette pensée, devenue plus scientifique parce que plus relationnelle, inspire aux élus politiques une meilleure prise en compte de l’interdépendance qui lie objectivement les sociétés humaines. Tout ceci pourrait être résumé d’une formule : l’avenir de la science passe par la pensée des systèmes complexes ; celui de la politique, par l’internationalisme.
(1) «Engagement et Distanciation», par Norbert Elias, Fayard, 1993.
Cyril Lemieux est sociologue, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Cette chronique est assurée en alternance par Cyril Lemieux, Frédérique Aït-Touati, Julie Pagis et Nathalie Heinich.