Big Eyes, le dernier film de Tim Burton, est malheureusement un navet - ou presque. La raison d'un tel échec tient au scénario, inspiré de l'histoire vraie du couple Keane, et situé en Californie dans les années 60. Le mari s'est attribué l'œuvre picturale de son épouse, gagnant ainsi beaucoup en argent et en célébrité. Mais personne n'ignore que ces tableaux étaient des croûtes : s'ils ont connu un gigantesque succès populaire, c'est avant tout grâce au génie commercial, et publicitaire, du faussaire. Et à son courage. Car, pour se déclarer auteur de ces horribles peintures, il ne fallait surtout pas être lâche. Les critiques d'art n'ont d'ailleurs cessé de l'attaquer et d'affubler ses œuvres des pires qualificatifs.
Sans le mari voleur, les tableaux de Mme Keane n'auraient jamais quitté son atelier, et le couple serait sans doute resté dans la misère et l'anonymat. Etait-il si grave de prétendre que les enfants aux grands yeux tapissant toiles et affiches, vendues à des millions d'exemplaires, lui appartenaient à lui et non à elle ? D'autant que M. Keane n'a jamais refusé à son épouse l'argent qui découlait de ce commerce, tout en lui évitant la honte d'en être l'auteure. A vrai dire, on aurait été plus compatissant vis-à-vis de Mme Keane - qui ne cesse de souffrir depuis que son mari s'est attribué les tableaux - si son problème s'était fixé sur la piètre qualité de ces derniers. Mais non. Elle est malheureuse parce que tout simplement jalouse de ne pas participer à cette entreprise commerciale à prétention artistique.
Plutôt que de se mettre du côté du faussaire dans le conflit qui l'oppose à son épouse larmoyante, Tim Burton prend partie pour cette dernière. Lorsque la justice finit par attribuer la paternité de l'œuvre à Mme Keane, on a le sentiment d'assister à un geste héroïque, au triomphe de l'esclave contre le maître. C'est ce parti pris qui rend le film terriblement plat. Sans compter que l'affaire est présentée, y compris par les critiques de cinéma, comme l'une des plus grandes arnaques de l'histoire de l'art. La véritable arnaque ne porte pourtant pas sur le nom de l'auteur, mais sur l'œuvre en elle-même. C'est le public qui a été abusé par ces tableaux et non Mme Keane. L'un des personnages du film le dit au faussaire : «Au lieu de permettre aux gens de s'élever, vous caressez leurs bassesses.» Un peu comme le Front national auprès des électeurs. Plutôt que de les déconstruire, il nourrit et consolide haine et préjugés, avec le seul objectif de profiter du pouvoir qu'il pourrait ainsi s'octroyer. Peu importe que ce soit Jean-Marie ou Marine Le Pen qui tire les bénéfices d'une telle entreprise, ce sont les conséquences de leur hégémonie sur le peuple qui compte.
Malgré lui, ce film nous fait réfléchir aux rapports entre commerce et démocratie : les mauvais artistes rencontrent le succès en jouant un rôle analogue à celui des démagogues. Les politiques de génie et les grands artistes nous font sentir gourde lorsqu’ils nous obligent à changer et à réfléchir, tandis que les mauvais nous font croire que nous sommes intelligents et savants. Pire encore, en faisant l’éloge de nos bassesses, et de notre paresse, ils nous condamnent au malheur des ignorants et des repus.
Certainement fasciné par l'histoire rocambolesque de ce couple, Tim Burton a oublié de souligner la responsabilité de Mme Keane dans l'arnaque vis-à-vis du public orchestrée par son mari. D'autant que cette prétendue victime n'a jamais pris la peine de s'en excuser. A travers cette histoire, le réalisateur américain a peut-être pensé qu'il était de bon ton de dénoncer l'entreprise de domination du mari sur la femme dans une société patriarcale. De s'émouvoir de la barbarie conjugale de ces temps-là. Mais pour cela, il aurait fallu qu'il nous raconte une autre histoire.