Cette photographie a quelque chose d'une image volée. A qui ? A personne, si ce n'est au fait que, dans les assemblées générales des entreprises (AG), journalistes et photographes ne sont pas toujours les bienvenus au premier rang. Ici, nous sommes au studio 104 de la Maison de la radio, qui accueillait 600 salariés de Radio France face à leur PDG, Mathieu Gallet. Prise le 20 mars, la photographie accompagnait l'événement que Libération consacrait jeudi au conflit à Radio France.
Arnaud Contreras, producteur à France Culture et photographe, était présent à l'AG. «Une question a été posée à Mathieu Gallet. Il est venu s'asseoir pour répondre. Un grand murmure dans la salle l'a accompagné. Une sorte de "eh ben, le président s'assied". J'ai sorti mon téléphone et j'ai pris une photo avec un filtre noir et blanc, en laissant mon Leica argentique sur mes genoux.» Contreras a fait comme beaucoup de ses collègues, les bras tendus avec les smartphones formant une pinède plastique que l'on retrouve dans n'importe quel événement public. Pourquoi sortir son téléphone et garder le mémo de ce moment, qui n'a rien de l'apparition impromptue d'une célébrité ou d'un détail trop LOL dans la rue ? «A Radio France, beaucoup prennent des photos du conflit et les diffusent sur les réseaux sociaux pour que : 1) les auditeurs soient au courant, 2) le réseau France Bleu, hors de Paris, suive le mouvement.» Le service photo de Libération a demandé à Contreras de lui envoyer l'image, et l'a retravaillée numériquement, lui apportant du grain pour qu'elle soit publiable.
Que voit-on sur cette image, prise en plein cœur d'un conflit social ? Curieusement, une forme de calme, probablement accentué par le noir et blanc. Et, dans ce studio 104, ce qui frappe, ce sont moins les cris de la foule que les sculptures murales tortueuses. Ou cette lumière qui tombe du ciel, comme la Descente du Saint Esprit du Titien à la Salute, à Venise, mais passée à la moulinette de l'architecture sixties d'Henry Bernard, auteur de la Maison ronde.
Et puis, il y a «le patron», la silhouette cravatée et dessinée assise sur le bord de l’estrade. Pas debout, comme le gourou hystérique d’une entreprise de technologies à la Steve Jobs, mais pas non plus «slammant» la foule des équipes de Radio France. Gallet s’approche d’eux mais ne se fond pas, son corps se détache de la masse avec le fond blanc clinique de l’estrade. Dans cette image, on ne voit pas de regards. Celui de Gallet fuit vers l’horizon des employés qui ont les leurs concentrés sur ce beau technocrate. Il y a juste cette dame, sosie de Catherine Breillat, qui surgit à droite du cadre et observe l’appareil, comme si elle avait été rajoutée numériquement.
Et si une partie du problème de «l’affaire Mathieu Gallet» était une question d’espace ? De ce bureau refait à grands frais, à l’image d’un courtisan de Versailles réaménageant son placard à peine une faveur obtenue, de ces sièges de cuir de la berline, attelage des seigneurs actuels. Dans ce studio 104 qui n’est ni privé ni public, dans une ambiance de contestation, se pose la question de ce qu’est un homme de pouvoir de nos jours. Gallet est presque pataud, ne sachant pas se justifier de sa nature d’avatar d’une France d’autrefois, où la fonction publique faisait de l’homme un prince dans son administration, avec tous les us qui vont avec. Cette image signe l’impossibilité du pouvoir (français) à se renouveler, à passer du modernisme d’hier, qui n’était pas seulement architectural, à une réelle modernité.