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Libération

La guerre des deux islams

publié le 31 mars 2015 à 17h06

C’est une longue, très longue guerre qui vient de s’ouvrir au Proche-Orient. Oubliez Israël et la Palestine. Oubliez les Kurdes et leur séculaire volonté de se doter d’un Etat-nation. Oubliez la Syrie et la coalition arabo-occidentale constituée contre les jihadistes de l’Etat islamique. Oubliez tout ce qui ravageait déjà le Levant car, larvée depuis le renversement de Saddam Hussein et frontale depuis une semaine, cette guerre met directement aux prises sunnisme et chiisme, les deux plus grandes religions de l’islam divisé.

C’est le Yémen qui a mis le feu aux poudres car, là, c’en était trop pour les sunnites. En trois décennies, l’Iran chiite n’avait déjà cessé de progresser sur leurs terres. Il s’était fait incontournable à Beyrouth en y créant le Hezbollah, l’organisation politico-militaire des chiites libanais. Il s’était allié à la dictature syrienne, un pouvoir issu d’une branche du chiisme et qu’il défend, aujourd’hui, contre l’insurrection de la majorité sunnite.

Avant même que les Etats-Unis ne lui offrent l’Irak sur un plateau en y mettant aux commandes la majorité chiite marginalisée sous Saddam, l’Iran avait dessiné un axe chiite traversant tout le Proche-Orient. L’Iran s’était, pour la première fois, projeté bien au-delà de ses frontières et voilà maintenant que les Houthis, les chiites yéménites armés et financés par Téhéran, allaient mettre la main sur un pays bordant l’Arabie Saoudite.

Les Houthis allaient chasser du Yémen un président sunnite déjà chassé de sa capitale et, là, les Saoudiens ont mobilisé derrière eux l’ensemble des pays sunnites pour aller contrer, à coup de bombes, cette nouvelle avancée iranienne. Au Yémen, les sunnites sont entrés en guerre contre le seul grand Etat chiite des mondes musulmans et ils ont d’autant moins hésité à le faire qu’au même moment, l’Iran semblait bien s’acheminer vers un compromis avec les grandes puissances sur la question nucléaire.

Ce n’était pas sûr. Ces négociations allaient encore durer longtemps mais la seule éventualité de leur succès horrifiait les sunnites car elle ouvrait la perspective d’une levée des sanctions économiques frappant les Iraniens. Non seulement l’Iran pouvait bientôt devenir un «Etat du seuil» - un pays disposant de la technologie lui permettant de se doter de la bombe en quelques mois - mais, délivré des sanctions, il pouvait aussi faire fructifier ses réserves de gaz et de pétrole et vite devenir tout aussi riche que l’Arabie Saoudite.

Aussi majoritaires qu’ils soient au Proche-Orient, c’est un complet basculement de leur rapport de forces avec les chiites que les sunnites ont entrevu la semaine dernière car la démographie ne dit pas tout. Outre que l’Irak est majoritairement chiite et qu’il y a d’importantes minorités chiites dans presque tous les pays sunnites, le chiisme est désormais la force ascendante de la région pour trois raisons. La première est que l’Iran, son champion, a une très ancienne et solide tradition étatique, que son niveau culturel est le plus élevé du Proche-Orient avec ceux de la Turquie et d’Israël, que ses forces armées sont puissantes et bien armées et que sa société s’est tant modernisée que, voile ou pas, les femmes y exercent des responsabilités toujours plus grandes. La deuxième raison de la montée en puissance des chiites est qu’ils ont une revanche historique à prendre contre les sunnites qui les ont toujours méprisés, souvent persécutés et systématiquement maintenus au bas de l’échelle sociale. Quant à la troisième raison qui fait des chiites une force ascendante, elle est que le monde sunnite est éclaté et suranné - divisé qu’il est entre les jihadistes de l’Etat islamique et d’Al-Qaeda ; les Frères musulmans que les pouvoirs en place combattent sans pitié bien qu’ils ne soient nullement jihadistes et des dictatures, monarchiques ou militaires, qui craignent et refusent toute réforme et dont le chef de file, le trône saoudien, doit constamment composer avec des autorités religieuses aussi rétrogrades que puissantes.

Après six jours de bombardements sur le Yémen, l’Arabie Saoudite a proposé, lundi, d’organiser des pourparlers entre les Houthis et le président en exil. Les Saoudiens voudraient pouvoir éviter une intervention au sol mais, quoi qu’il se passe maintenant sur ce champ de bataille, la guerre des deux islams va désormais transcender tous les conflits du Proche-Orient.

Face à cet ennemi commun qu’est l’Iran, Israël et les régimes sunnites développent une connivence qui n’est pas étrangère à l’assurance dont Benyamin Nétanyahou fait montre vis-à-vis des Etats-Unis. L’offensive contre l’Etat islamique est compliquée par le refus des sunnites de laisser les chiites et l’Iran en profiter pour étendre leur influence. Les Kurdes peuvent, eux, compter sur la mésentente des Etats entre lesquels ils sont dispersés et les Occidentaux, pour leur part, ne savent plus sur qui s’appuyer.