Menu
Libération

L’apologie des complots

par Michaël Fœssel, professeur de philosophie à l’école Polytechnique.
publié le 3 avril 2015 à 18h06

L’idée de complot partage avec la métaphysique un trait commun qui passe souvent inaperçu : le choix délibéré en faveur du sens. Comme le philosophe confiant dans les pouvoirs de la raison, celui qui voit des complots partout refuse d’abandonner le réel au hasard. Il considère que tout ce qui arrive possède une signification cachée qu’un regard perçant pourra atteindre. Cela évoque le geste de transgression des philosophes : dépasser le règne des apparences, traverser le miroir et s’installer par-delà les représentations pour énoncer le fin mot de l’histoire.

Le philosophe et le complotiste spéculent parce qu’ils ne veulent pas renoncer à une explication ultime des événements. Ils forgent des hypothèses, déploient des grands récits et y regardent toujours à deux fois avant de conclure que les choses n’ont pas de raisons d’arriver. Evidemment, il y a une grande différence entre les deux personnages qui explique pourquoi le complotiste est encore plus mal vu que le métaphysicien. Là où celui-ci recherche un sens, celui-là désigne des coupables. Par définition, les causes d’un complot sont intentionnelles. La théorie de la signification des complotistes est assez pauvre puisqu’ils n’admettent pas qu’un événement ait lieu indépendamment de la volonté (généralement perverse) de quelques hommes tout-puissants. Comme le métaphysicien, ils croient qu’il existe une vérité cachée derrière les apparences, mais il ne s’agit pour eux ni de l’Idée au sens platonicien, ni de la chose en soi kantienne car celles-ci demeurent anonymes. En creusant un peu, les complotistes pensent ne trouver que des conspirations très prosaïques pour conserver le pouvoir ou accaparer les richesses.

Le modèle démocratique serait donc compatible avec l’idée d’un sens caché mais inconciliable avec les complots qui voient partout des intentions dissimulées. C’est pourtant l’inverse qui est vrai. Les complots ne sont pas à craindre pour la bonne et simple raison qu’ils sont inévitables dans une société où l’opinion joue un rôle déterminant. Il n’y a pas de démocratie sans rhétorique et pas de rhétorique sans liberté à l’égard de la «vérité». Ceux qui dénoncent le complotisme au nom de la transparence ont bien du mal, par exemple, à expliquer comment des écarts de salaires de un à mille sont acceptés, même à contrecœur, par l’opinion publique. Il faut bien, pour cela, qu’il existe un minimum de stratégies…

Il est urgent de banaliser l’idée de complot. Dès lors qu’au moins deux individus se parlent et qu’ils ont le souhait de vouloir transformer leur réel (ce qui arrive heureusement très souvent), ils imaginent des scénarios, testent des petits mensonges et misent sur la crédulité des autres. Ces stratégies concernent les collègues de bureau soucieux d’économiser leurs efforts non moins que les dirigeants avides des multinationales. On complote à la table des cafés, dans les chambres d’hôtels louches, dans les cours de récréation. Il n’y a donc aucune raison de réserver ces pratiques aux puissants, comme s’ils étaient les seuls à dissimuler leurs intentions. Mieux vaudrait reconnaître l’existence d’une infinité de petites conjurations ordinaires. Certaines d’entre elles méritent d’être valorisées tant il est vrai que le désir de changer les choses implique de ne pas apparaître à découvert. L’image du «renard» utilisée par Machiavel pour décrire le Prince doit être démocratisée : nous sommes parties prenantes de ruses en tous genres destinées à rendre le monde plus supportable.

Plutôt que de dénoncer un complot dont les citoyens seraient unanimement victimes, il faudrait admettre que la société est faite d'une multitude de conjurations minuscules. On retrouve la métaphysique : le thème du complot devient dangereux lorsqu'il s'érige en théorie susceptible de tout expliquer. La théorie du complot nie l'existence de stratégies multiples pour ne retenir qu'une machination animée par une seule catégorie d'agents que l'on déclare coupable. La passion pour le sens se transforme en paranoïa chez ceux qui postulent qu'une tactique devient dominante parce qu'elle ne rencontre aucun obstacle. Or, ces obstacles existent : ils sont justement faits des tentatives ordinaires pour raconter d'autres histoires et imaginer d'autres scénarios. On ne résiste pas seulement aux complots par la transparence, mais par l'invention d'autres complots dont on peut espérer qu'ils soient un peu plus innocents.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Paul B. Preciado et Frédéric Worms.