Menu
Libération
Chronique

Le gâteau censuré

publié le 3 avril 2015 à 19h06

Un pâtissier de Grasse avait fait des gâteaux représentant des personnages, baptisés dieu et déesse, et recouverts de chocolat noir, l’un avait un sexe en érection, et l’autre deux seins bien ronds, il a dû les retirer de sa vitrine. Le Cran (1), alerté par une passante, a demandé au maire d’exercer son pouvoir de police. Celui-ci n’a pas répondu. La chose est allée jusqu’au tribunal administratif. Que le Cran a saisi pour atteinte aux libertés fondamentales et au droit de la dignité de la personne humaine. Finalement, sur injonction du tribunal, un arrêté municipal a été pris interdisant au pâtissier d’exposer ces gâteaux.

J'ai moi-même été condamnée pour atteinte à la vie privée pour avoir créé un personnage. D'après la personne qui m'avait assignée, elle se trouvait dans mon livre, et en plus déformée. En ces temps troublés, certaines distinctions sont difficiles à opérer. Les gâteaux ne sont pas des personnages réels. Ce sont des gâteaux. La personne qui mange le gâteau n'est pas transformée en cannibale. Celle qui le vend n'est pas transformée en trafiquant d'esclave. Même si le gâteau est nappé de chocolat noir. Un pâtissier a le droit de confectionner des gâteaux à figure humaine, de ne pas en rester à l'éclair, à la religieuse et au baba. Un gâteau ne revendique aucun pouvoir, il n'a d'intérêt qu'au contact des papilles. Celui-là est un sablé. Les cuisses et les deux petits bras des personnages sont deux boudins en ganache. L'un a un sexe en érection, mais ce n'est pas une véritable érection. A l'intérieur, c'est sucré, à l'extérieur aussi. Si vous le sucez, il n'y aura pas le petit goût amer de la goutte de sperme. Ça reste un gâteau. Même s'il a une bouche rose en sucre. Celui qui se reconnaît dans un tel gâteau, même s'il a la peau noire et que ses ancêtres ont été vendus comme esclave aux Antilles, veut étendre sa férule, sous prétexte de sensibilité, là où son pouvoir lui échappe. Le gâteau a des petits yeux ronds en sucre. Mahomet avait des petites larmes dans le numéro de Charlie du 14 janvier. Ce sont des représentations. De plus ou moins bon goût. Mais des représentations. Mahomet. Dieux et déesses. Les choses sont simples. Il y a d'un côté le réel, de l'autre la fiction.

La fiction s’intéresse au réel. Mais elle n’est pas réelle. Elle n’exerce pas le pouvoir, mais le décrit. Dieudonné, Soral, c’est différent. Pour eux, la scène et les livres sont des tribunes politiques. L’artiste, son seul objectif, c’est le livre ou le gâteau. Rien qui puisse changer le monde, on le sait. Le gâteau humoristique est une tradition, comme il y a des romans d’espionnage, policiers, pornographiques. La religieuse, avec son voile noir sur la tête, sa longue robe, sa ceinture blanche en crème pâtissière. On aime manger quelque chose qui a une forme et un titre. Paris-Brest, Baba, Palmier. Dans un roman, les personnages ne sont pas faits avec du chocolat, mais écrire le mot «noir», c’est comme en faire fondre dans une casserole. Si on commence à confondre les gâteaux avec les personnes, et les personnages de roman avec ceux qui ont une identité réelle, on va s’écraser contre une montagne, comme si on était conduit par un fou qui pique en descente, et qui ne connaît plus la différence entre une personne humaine qui voyage dans un avion et un objet qui a attaché sa ceinture le temps du vol.

Les personnages de roman sont de la même nature, fictive, que les gâteaux de ce pâtissier. Ils en sont plus proches en tout cas que de celui qui se croit à l’intérieur des mots qui créent un type humain et le dessinent. Un gâteau restera toujours un gâteau. La quenelle est une quenelle. Mais celles de Dieudonné et d’Anelka n’en sont pas. Il faut savoir les distinguer.

Ce n'est pas parce que ce pâtissier est photographié avec un pull Ralph Lauren, une écharpe Burberry et qu'il vit à Grasse, qu'il vote Front national. On ne sait pas, on s'en fout, ça le regarde. Sa vitrine ne tient pas meeting. Il ne joue pas un spectacle pervers. Les deux petits gâteaux sur son plateau sont peut-être de mauvais goût, ce n'est pas le problème. C'est courant, et autorisé. S'il y avait écrit «Christiane Taubira» en sucre glace, ce serait une autre affaire. Ce n'est pas le cas. Si tout ce que l'antiracisme peut faire pour lutter contre le racisme c'est s'attaquer aux gâteaux, ça n'ira pas. Le racisme ne se passe ni dans une casserole ni dans Voyage au bout de la nuit. Laissez respirer les livres, et les gâteaux. Déjà qu'on étouffe. Qu'est-ce qui se passe en ce moment avec la nourriture ? Avec la bouche ? Le directeur de l'école de Villefontaine a profité d'un atelier du goût pour présenter à l'aveugle son sexe à goûter à ses élèves. Sucré salé, amer acide, une petite goutte de lait, une petite goutte de sperme. Mais après, à la cantine, menu unique, une côte de porc, il n'y a pas eu de menu de substitution.

(1) Conseil représentatif des associations noires de France (Cran).

Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Christine Angot, Thomas Clerc et Marie Darrieussecq.