Ce mois-ci, je n'ai aucune idée de chronique. Ou plutôt je n'ai pas d'idée de chronique au moment où il faut que je la fasse (c'est-à-dire, aujourd'hui, vous qui la lisez, et hier, quand je l'ai faite). Bien sûr, comme tout le monde, j'ai des «choses à dire» - dans mon langage, j'appelle ça des emportements. La réalité en offre ad nauseam. Mars a dévidé sa litanie habituelle de délires. Je pourrais (j'aurais pu) consigner tout ce qui m'a passionné, démonté, étonné : d'Andreas Lubitz aux départementales, de la grève de Radio France au suicide de l'élu socialiste (je remarque que ce sont toujours des socialistes qui se suicident. Balkany ne se suicidera jamais). La vie va plus vite que les pauvres écrivains, même les plus vifs. On a des ordinateurs dernier cri, mais toujours des vieilles mains pour écrire. Non, vraiment, je ne voyais pas ce que je pourrais dire. N'étant pas journaliste, je n'ai pas de «marronniers» auxquels me raccrocher quand l'actualité mouille plus que moi. Alors, je suis allé lire mes voisins de colonnes, histoire de m'inspirer chez les autres chroniqueurs de Libé. Pensent-ils aussi que la chronique revient presto, que le délai mensuel sonne comme un gong ? Comme je ne «sentais» rien, j'ai rôdé autour de mes confrères, mes rivaux, mes ennemis. J'adore lire les vieux journaux. Qu'ils datent de Pompidou ou d'avant-hier, c'est idem, un journal se consomme sur l'heure, mais se déguste avec retard. J'ai bu leurs chroniques avec plaisir ; je les trouve aussi bonnes qu'inégales. C'est la loi du genre. Les miennes n'y échappent pas.
Il y a d'abord ceux qui ont leur marotte, tels Paul B. Preciado et son combat pour le «genre», qui ne me parle pas du tout (je suis hétérosexuel), ou Marcela Iacub et son végétarisme qui m'exaspère (je suis tartare), et puis ceux qui ont des fulgurances. Christine Angot a raison, «les chroniques, ça sert à rien» ; mais, comme on peut dire ça de tout écrit, des miens, des siens, de ceux de François Mauriac ou de Katherine Pancol, et in fine de l'existence en général, il faut décrocher la réflexion d'un degré supplémentaire : ça ne sert à rien de dire que ça ne sert à rien. C'est à peu près la position d'Oscar Wilde, qui fut pourtant bien plus menacé qu'aucun d'entre nous, «l'art est absolument inutile» : raison de plus pour continuer, puisqu'il y a «inutile» et «inutile», deux sens pour un même mot (ça s'appelle une syllepse), inutilité directe de la littérature, et partant utilité indirecte. Je dirais donc que la lecture des cochroniqueurs m'a aidé à préciser mes vues sur le genre «chronique». Dans une chronique, je dois sentir un point de vue, un parti pris, une foi, même mauvaise, et même parfois une mauvaise foi. Si je ne suis pas d'accord avec le chroniqueur, peu importe. Les idées sont importantes, mais on ne fait pas de chronique avec des idées ; il faut laisser ça aux philosophes, avec leur vue constituée du monde, déjà prête à l'emploi. L'écrivain n'est pas quelqu'un qui a «des choses à dire», mais une forme à trouver.
On est chroniqueur si on est à la fois pour et contre le monde, un insider et un outsider dans une même personne : pour, parce qu'on est «embarqué» comme disait Jean-Paul Tartre, il n'y a pas d'échappatoire, le monde m'intéresse au sens fort du terme ; contre, parce que j'écris non pas dans un état d'intérêt moyen pour l'actualité, mais dans un état de négation : contre le monde, tout contre, pour paraphraser le mot de Guitry. Tout chroniqueur est ainsi déchiré entre l'excitation et le dégoût devant cet aliment inépuisable d'un réel qui revient chaque jour ou chaque mois. Plus précisément, écartelé entre le monde et la société. Contre la société, puisque la société humaine est transformable par les hommes eux-mêmes (donc ça sert d'écrire des chroniques ou des livres : contrairement à ce que fait semblant de croire Houellebecq, qui place perversement la littérature dans un état imaginaire de soumission, feignant d'ignorer que sa propre vision des choses influence le monde ; des gens se suicidaient après avoir lu Werther ; des gens dansent quand ils ont lu Nietzsche), le chroniqueur est néanmoins pour le monde parce que le monde est beau. Beau ? Vous êtes dingue ? Non, je ne crois pas que tout le réel soit social. Si tout le réel était social, je me tuerais ou je serais sociologue. Flaubert est plus grand que Bourdieu, même s'il faut parfois aussi être «petit». Aristote divisait l'écrit entre poésie et chronique, excluant à tort celle-ci de la littérature à cause de son côté contingent. Comme s'il y avait une différence entre le particulier et le général, entre le grand et le trivial, entre la chronique et la métachronique. Chronique : maladie avec hauts et bas.
Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Christine Angot, Thomas Clerc et Marie Darrieussecq.