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Libération
Chronique «A contresens»

Le choix du fascisme

«Journal d'une femme de chambre» de Benoit Jacquot (Photo Carole Béthuel)
publié le 17 avril 2015 à 17h26

Certains affirment qu’il faut prêcher le respect, voire l’amour de son prochain, pour amoindrir la haine envers les minorités. On imagine que si les racistes s’identifiaient aux personnes faisant l’objet de leur haine, ce sentiment disparaîtrait. Mais on se trompe peut-être en prenant les choses ainsi. Parce qu’en s’identifiant aux minorités, ils pourraient aussi vouloir les exclure et les tuer. Comme si celles-ci leur offraient un peu de répit avant que leur propre haine ne finisse par les anéantir.

Le nazisme n'a-t-il pas représenté une volonté d'autodestruction du peuple allemand, ralentie par le massacre des minorités et des populations d'autres pays ? Ralentissement qui lui a permis de contempler, ébahi, le spectacle de sa destruction à venir. Ces questions hantent le Journal d'une femme de chambre, le dernier film de Benoît Jacquot, inspiré du roman homonyme d'Octave Mirbeau. L'intérêt, c'est qu'il les aborde à travers le parcours d'une domestique qui fera, in fine, le choix du fascisme.

C'est l'histoire de Célestine - magnifiquement incarnée par Léa Seydoux - qui nous raconte les affres de sa condition pendant les dernières années du XIXe siècle. Les abus et le sadisme de ses maîtres la poussent, dans un premier temps, à les mépriser et à les haïr. Elle peut alors les décrire avec beaucoup d'ironie et une grande intelligence. Elle tombe, ensuite, sous le charme de Joseph, le cocher de la famille dans laquelle elle sert. Joseph est antisémite, nationaliste, antidreyfusard mais aussi sadique : un monstre que Célestine soupçonne d'avoir assassiné une fillette après l'avoir violée. En se liant à lui, elle fait le choix du fascisme comme issue à sa condition d'esclave. Ce qui la séduit avant tout, c'est que Joseph ait tué et violé une pauvre fille, qu'il soit un assassin. Comme si, à ses yeux, la promesse de cet amour tenait au fait d'être détruite par son amant.

Ce qu’il y a de pénible, dans toute situation d’oppression, c’est le mépris qu’éprouve l’opprimé pour sa propre personne. Sa terrible déprime le conduit à se sentir responsable de ce que les autres lui font. Voilà la défaite de Célestine : elle finit par approuver ses maîtres. Plus encore. Elle les transforme en agents d’une punition qu’elle trouve méritée. Elle finit alors par être fascinée par eux.

Fascination qui est le revers de la haine qu’elle éprouve pour elle-même, et dont son choix pour Joseph sera l’apothéose. Célestine est prête, désormais, à œuvrer avec son amant à la destruction des Juifs. Le film cherche donc à saisir les conditions émotionnelles et morales qui permettraient, à une opprimée, de commencer à haïr les minorités. A les haïr comme elle se hait elle-même. Mais que faire pour que les couches populaires ne fassent pas aujourd’hui le choix de Célestine, en votant pour des partis que l’on connaît ? On ne réglera rien en les poussant à haïr ceux qui les exploitent, plutôt que les minorités. C’est ainsi qu’avait commencé le parcours de la servante, avant de sombrer dans les bras du fascisme.

On devrait d’abord faire en sorte que les minorités s’apprécient elles-mêmes. Mais, quand on mène une vie de chien, comment ne pas croire que l’on n’en est pas un ? Le défi serait de convaincre ces gens qu’ils ne sont pas des chiens au seul motif qu’ils sont traités comme tels. Qu’ils ne méritent pas ce qui leur arrive. Il s’agit de construire un discours politique susceptible de freiner ces processus d’autopunition et de dégradation de soi, faisant naître des périodes de crise chez de nombreuses personnes de condition modeste. Tout prêche antiraciste ne servira à rien - il sera même contre-productif par la culpabilité qu’il entraînera - si ce problème n’est pas tenu pour prioritaire. Car l’amour du prochain, ou tout au moins l’amoindrissement de l’hostilité à son endroit, n’est rien d’autre que le corollaire de l’amour de soi.