Jamais, les relations entre la France et l’Algérie n’auront été aussi bonnes. Il aura fallu un demi-siècle pour surmonter les ressentiments de la guerre d’indépendance mais c’est fait. On y est, parce que le temps fait son œuvre et qu’Algériens et Français, surtout, partagent désormais de mêmes inquiétudes.
La Libye éclatée n’est plus seulement la côte d’où tant de réfugiés tentent de gagner l’Europe au prix de tant de vies. Elle est aussi l’Etat failli que les jihadistes investissent toujours plus pour en faire un bunker et se projeter vers la Tunisie, l’Algérie et l’Afrique sahélienne.
Loin de désapprouver le retour de militaires français à leur frontière Sud, les Algériens s’en réjouissent donc et lui offrent un appui logistique et la collaboration de leurs services. C’est à Alger que les diplomaties française et algérienne tentent d’amener les peuples maliens à trouver l’accord politique durable sans lequel le Mali ne pourra pas être éternellement protégé des incursions jihadistes. Paris et Alger ont une politique régionale et des objectifs communs. C’est si vrai que ce n’est plus la Françafrique qui est crainte à Alger mais une Françalgérie qui est à l’œuvre.
Mais où en est l'Algérie ? C'est un pays neuf et sclérosé, à la fois aussi jeune et bouillonnant d'aspirations nouvelles que tout le monde arabe, et paralysé par l'interminable agonie de «l'Etat profond», du pouvoir militaire qui a succédé à la France coloniale. Formellement parlant, l'Algérie est une démocratie. On y vote. Aussi contestable que soit leur régularité, les élections y sont pluralistes jusqu'à l'excès. C'est même grâce à elles que les islamistes du FIS auraient pu arriver aux commandes en 1992 si l'armée n'avait pas empêché que le second tour du scrutin ne confirme leur victoire.
Il y a une vraie presse en Algérie, arabophone et francophone. L’Algérie n’est pas qu’une dictature militaire mais rien de fondamental ne s’y fait contre, et pas même sans, l’état-major et les services secrets. Il y a une scène politique et le vrai pouvoir, inamovible, aussi vieux que l’indépendance et dont la permanence est maintenant incarnée par Abdelaziz Bouteflika, le président que les généraux avaient mis en selle à la fin du siècle dernier.
Il y a seize ans, lors de sa première élection, cet homme avait suscité d’immenses espoirs. Ironique et mordant, il dénonçait alors tous les maux de l’Algérie, corruption et bureaucratie, arbitraire et immobilisme, mais le voilà maintenant amoindri par un AVC et aussi accroché à son mandat que l’état-major à son pouvoir. Son bilan est maigre. Son état pitoyable même si ses facultés intellectuelles ne sont pas atteintes mais le paradoxe algérien fait que personne ne souhaite vraiment son retrait.
L’armée n’a pas d’autre carte dont elle soit sûre et déteste le risque. Les vieux généraux soutiennent le vieux président et la population, quant à elle, craint toute incertitude car la décennie noire (200 000 morts) par laquelle s’était soldé le coup de force militaire contre les islamistes est encore présente à tous les esprits. Non seulement il y a peu de familles qui n’aient été endeuillées, non seulement le sang n’a pas séché, mais les chaos du Proche-Orient terrifient les Algériens qui ne veulent évidemment pas revivre cela, jamais au grand jamais. L’immobilisme est ainsi devenu une connivence nationale. Ceux des revenus pétroliers qui ne s’envolent pas sur des comptes étrangers ne sont pas investis dans l’avenir mais utilisés pour acheter la paix sociale à coup de subventions, totalement déraisonnables à l’heure de la baisse du baril. Cette corruption généralisée par laquelle tout le monde achète tout le monde a même largement dissous l’islamisme dans l’affairisme mais nourrit une désillusion générale.
Il y a quelque chose de profondément cassé dans ce pays où grandit, pourtant, la conscience de l’urgence d’un changement tandis qu’émerge une société civile, des citoyens prenant leur destin en mains. On la voit naître dans les mouvements sociaux ; parmi ces enseignants qui ne supportent plus le naufrage de l’éducation nationale ; dans la bataille qu’animent paysans et écologistes contre les projets d’exploitation des gaz de schistes ; dans ces pans entiers, aussi, de la jeunesse urbaine qui se passionnent pour l’histoire et la défense du patrimoine, pour la redécouverte d’une complexité algérienne qui ne se réduit pas à l’indépendance nationale et à un panarabisme aujourd’hui défunt.
Une invisible révolution creuse là ses galeries. Ici ou là, elles en viennent à craqueler le sol et l’immense atout de l’Algérie est d’être déjà passée, avec plus de vingt ans d’avance, par une révolte de rue, par un instant de libéralisation suivi du moment islamiste et des années de sang - par tous ces chaos du renouveau que le reste des mondes arabes traverse aujourd’hui. Il n’y a pas que la sclérose algérienne. Il y a également un espoir algérien.