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Libération

En guise d’au revoir…

publié le 28 avril 2015 à 18h46

Ceci est mon dernier papier pour Libé. Je le regrette car je suis très profondément attaché à ce journal pour lequel j'avais convaincu Carlo Caracciolo, le cofondateur de La Repubblica aujourd'hui mort, d'apporter son soutien d'investisseur et de patron de presse. A l'heure de nous séparer, je voudrais donc revenir sur trois des idées constamment défendues dans cette chronique, et qui me paraissent toujours essentielles.

La première est l’absolue nécessité de ne pas laisser l’Europe se défaire. Tout menace, et toujours plus, son unité parce que ses politiques paraissent se résumer aux restrictions budgétaires et qu’elle passe désormais pour une dictature technocratique alors que rien ne s’y fait sans que la majorité des gouvernements élus dans chacun de ses pays ne l’ait décidé.

L’Union est si désaimée de ses citoyens qu’elle pourrait bientôt n’être plus qu’une ambition perdue mais sachons alors que, désunies et réduites à leurs seuls moyens, même ses plus grandes puissances ne pèseraient plus guère sur la scène internationale. Face aux Etats-Unis et à la Chine, à l’Inde, au Brésil ou à la Russie un jour, nous devons joindre nos forces pour investir dans les industries de demain ; nous doter d’universités à même d’attirer les meilleurs étudiants et enseignants du monde ; organiser notre défense et aider, aussi, surtout, nos voisins de l’Est et du Sud à devenir de précieux, d’indispensables partenaires au lieu de les abandonner à des chaos dont les retombées finiront, forcément, par nous atteindre beaucoup plus gravement qu’elles ne le font déjà.

L’unité européenne est un impératif d’autant plus grand que seule une puissance publique de taille continentale nous permettra de maintenir l’exemplaire degré de protection sociale et de démocratie, de civilisation, auquel nous sommes parvenus après tant de luttes et dont aucun autre pays que les nôtres ne bénéficie, pas même les Etats-Unis. Progrès ou régression, le choix est tellement évident qu’il nous faut cesser de rejeter l’Union au motif qu’elle est totalement imparfaite, retrouver le sens des ambitions collectives, et construire l’union politique de l’Europe avec autant de volontarisme et de foi que nous avions bâti nos unités nationales, nos démocraties et nos solidarités sociales.

La deuxième idée que j’aurais aimé continuer à défendre dans ces colonnes est que le plus grand des dangers qui nous menacent serait de nous croire en guerre avec l’islam. Comme Al-Qaeda hier, c’est ce dont les égorgeurs de l’Etat islamique voudraient nous persuader afin de précipiter les mondes chrétien et musulman dans un affrontement dont l’Europe ne pourrait, à leurs yeux, que sortir perdante mais la réalité est tout autre - quelle que soit l’horreur des attentats qu’ils continueront de fomenter.

La réalité est que le jihadisme ensanglante infiniment plus l'islam que l'Occident, qu'il n'a rien à offrir aux musulmans, que l'écrasante majorité d'entre eux le sait et que, si guerres il y a, c'est l'islam qu'elles déchirent, entre chiites et sunnites, dictatures finissantes et aspirations à la démocratie, sanglante agonie d'un ordre ancien et difficile affirmation d'une modernité arabe. Comme les batailles démocratiques de l'Europe du XIXe siècle, ce combat sera long mais la génération qui avait fait les «printemps arabes» sera aux commandes sous un quart de siècle au plus tard parce qu'elle a le nombre et le savoir pour elle. C'est à ses côtés que l'Europe doit se tenir pour jeter les bases d'une coopération entre les deux rives de la Méditerranée, de ce lac intérieur qui nous unira un jour parce qu'il est et demeure notre matrice commune.

Dans les mondes arabes comme en Chine, en Turquie, au Brésil ou en Russie, ce sont les nouvelles classes moyennes urbaines qui sont les forces de demain, des forces d’ores et déjà ascendantes malgré la violence des coups qui leur sont portés, et dont l’Europe a tout pour être source d’inspiration, pourvu qu’elle affirme ses valeurs en préservant son unité.

Quant à la troisième idée que cette chronique aura si souvent défendue elle est que nos échiquiers politiques mentent. Qu’on le veuille ou non, il n’y a plus, en Europe, d’opposition déterminante entre une gauche qui aurait le monopole du bien commun et une droite qui incarnerait la réaction, tous courants confondus. Le développement, dans presque tous les pays de l’Union, de nouvelles extrêmes droites xénophobes et europhobes dessine deux nouveaux blocs, droites radicales et extrêmes droites d’un côté, gauches et droites modérées de l’autre. Tant que ce changement n’aura pas été reconnu, l’offre politique continuera à ne plus correspondre à rien et le discrédit de la politique s’accentuera, alors même qu’il est déjà mortifère.

Voilà tout ce que je souhaitais redire ici avant de maintenant dire au revoir aux lecteurs de Libé et de souhaiter plein succès à leur journal.