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Libération

Que d’la gueule

publié le 8 mai 2015 à 19h36

En 2009, Francis Huster réalisait un nanar ultime, Un homme et son chien , «starring» Belmondo et Clap, un petit basset griffon vendéen. Cette photographie, signée Iorgis Matyassy et parue dans Libé mercredi pourrait reprendre la formule-titre et s'appeler «Une femme et son chien». Qui est cette femme ? Sophie de Menthon, chef d'entreprise réac, et assez insignifiante grande gueule médiatique, sujet du portrait de dernière page ce jour-là. Et qui est le chien ? On ne sait pas. La seule chose qui apparaît ici clairement, c'est que le charmant toutou, un beagle, est présent au même titre que sa maîtresse. Il est même au premier plan, plus près de l'objectif du photographe que la dame. Imaginons que, par un effet de Photoshop, on gomme le toutou, ou que le service d'iconographie de Libé ait pris la liberté de recadrer l'image. Quel sens prendrait alors cette photographie ? On y verrait une dame, la soixantaine élégante, au visage lisse et maquillé, à la chevelure blonde bien balayée, évitant de regarder en face, lorgnant ailleurs, pensive. Peut-être une actrice, ou une chanteuse mélancolique. Mais la photo cadrée ainsi, on voit en bas à gauche les chaussettes gris perle de Sophie de Menthon. Elles tombent à mi-cheville, semblent glisser un peu, dévoilent de la peau. C'est pas très chic, un micro-accident vestimentaire, un petit manquement à l'élégance VIIe arrondissement. Mais surtout, autre trace d'instantané, il y a ce chien, gueule grande ouverte, dans la diagonale inférieure de l'image.

Existe-t-il une ressemblance entre un humain et son animal ? Oui, si l'on en croit (et il le faut) le début du dessin animé les 101 Dalmatiens, quand le beau Pongo s'amuse à noter les analogies entre les Londoniennes et leurs chiennes. Ce beagle anonyme est comme Sophie de Menthon. Tout propre, bien toiletté, il ouvre grand la gueule et c'est pas joli ce qui en sort. Dans le cas canin, on a juste une vision de ses dents et gencives, ce qui est déjà suffisamment dégueulasse. Mais pour Menthon, c'est un déluge de commentaires machistes (le récent «plutôt sympa» sur Twitter à propos des filles sifflées dans la rue) ou généralement franchement crétins.

La peinture classique a beaucoup croqué les chiens et leurs maîtres. Il y a évidemment les limiers, reproduits dans les scènes de chasses (post-)médiévales. Mais c’est surtout dans l’art du portrait, en Italie, Pays-Bas ou Angleterre, qu’il est devenu le fidèle ami de l’homme. Couché, bien droit ou mâchonnant les restes du repas sous la table, il est la preuve de la supériorité du modèle humain, de son statut social de commandeur. Chez Van Eyck ou Gainsborough, l’animal est le signe que l’aristocrate ou bourgeois n’usurpe pas sa position de maître. S’il domine une bête, il peut dominer ses semblables. La dialectique canine est à la fois simple et complexe.

Mais ici, le chien est sur la même banquette que Sophie de Menthon, au même niveau. Si l'article tente de comprendre comment fonctionne la dame, il nous est impossible de savoir pourquoi Médor ouvre ainsi grand la gueule. Aboie-t-il contre le photographe de Libé ? «Ne touchez pas à ma maîtresse. Elle est pleine de bon sens.» S'agit-il d'un contrat moral ? Pense-t-il :«Oui, elle est de droite et un peu bébête, mais elle me donne du Canigou.» Ou bien implore-t-il Iorgis Matyassy de l'emmener chez lui ? «Je supporte pas le Canigou, et elle ne comprend rien à rien.» Ce qui est évident, en tous les cas, c'est le regard de Sophie de Menthon, rempli de la certitude qu'elle en sait mieux que tout le monde, sur à peu près tout, l'état de la France comme l'avis de son chien.