Bon, d'accord, ça rame : la 5e saison tant attendue de Game of Thrones a du mal à démarrer, malgré les menées de la diabolique Cersei ; et la conclusion de Mad Men, qui fut la série des années 2000, aussi commentée que GoT est téléchargée, est plutôt dépressive - réglant la classique difficulté à prendre congé de nos personnages favoris. Nos séries seraient-elles à bout de course ? Ou serions-nous, enfin !, lassés de cette forme d'œuvre d'art, de cette forme de vie qui, par moments, s'organise autour d'une série ? La réponse est non ; il suffit de penser aux découvertes de 2014 telles que The Affair, True Detective, The Leftovers… véritables explorations esthétiques et morales qui, chacune à sa façon, a renouvelé le genre. La réponse se trouve aussi dans l'évolution du cinéma grand public, qui se sérialise de diverses façons : on connaît la série des Star Wars, Mission impossible ou X-Men, pour ne citer que celles-là ; la série de cinéma, contrairement à la majorité des séries télé, n'est jamais entièrement close, comme le prouvent les retours de Mad Max ou de Terminator. Cette sérialité permet de retrouver des personnages sur la longue durée avec une continuité assez différente de celle qui nous a permis de voir grandir, au fil des années, les jeunes héros de Friends et de Buffy.
On entend parfois dénigrer les séries télé en comparaison du vrai grand art cinématographique : on oublie, outre le fait que nos vrais amateurs de grand art dénigraient, il y a un siècle, le cinéma devenu depuis «classique», à quel point le cinéma s'est rapproché de la série. Je ne pense pas seulement aux grands réalisateurs censés donner ses «lettres de noblesse» au genre (Lynch, Scorsese, Fincher, Van Sant, bientôt M. Night Shyamalan…), mais à ces propriétés sérielles du cinéma, qui permettent de retrouver des lieux et des personnages, bien après ou bien avant la première rencontre.Le prequel [épisode qui revient sur un événement passé, ndlr] joue, on le sait, sur la recherche de l'origine ou de la jeunesse (dont les Terminator constituent un exemple, d'une réflexivité particulière), et s'inscrit dans l'effet de suite ou de série, jouant précisément de l'attachement au héros dont on explore la trajectoire : Anakin, Dark Vador, Superman, Magneto… Et d'une sentimentalité distincte de l'attachement aux personnages, liée à notre expérience même du film.
Le plaisir à voir Mad Max Fury Road (2015, George Miller, comme en 1979), outre son féminisme débridé et son imagination visuelle en matière de créatures et dispositifs répugnants, est lié au souvenir et affects de notre première vision, à l'orée des années 80 (célébrées dans cette chronique) - l'atmosphère postapocalyptique, les gros camions, la guitare électrique. Trente-cinq ans après, pas de fétichisme ni de régression. C'est qu'un film, dans notre expérience et malgré toutes les possibilités que nous avons aujourd'hui de le revoir, c'est le souvenir de la vision du film. Stanley Cavell théorise admirablement, dans la Projection du monde et dans son autobiographie Si j'avais su… la façon dont notre vie individuelle est tapissée de l'expérience des films qu'on a vus, de la compagnie des personnes avec lesquelles on les a vus. Sa conception de l'expérience cinématographique comme «autobiographie de camarades», liée à la pratique d'aller au cinéma en groupe, nous fait comprendre un autre lien entre séries et cinéma, de nature autobiographique : la façon dont notre vie est aussi constituée de fragments de cinéma et dont nous l'orientons par rapport à ces moments de films, qui font partie de notre expérience exactement comme des rêves, ou des moments réels qui nous hantent. «Ces films figurent dans leur expérience comme des événements publics mémorables, des fragments constitutifs des expériences, des souvenirs d'une vie ordinaire.» Les souvenirs de films, sur lesquels Cavell construit ses lectures, sont aussi forts et réels que des souvenirs de notre vie, ils s'inscrivent en nous. «De nouveaux fragments de ce qui m'arrive, de nouvelles cartes qui s'ajoutent au jeu bien mélangé de ma mémoire.» Je me souviens d'avoir vu Mad Max dans les années 80, Terminator dans les années 80 et 90 ; d'avoir regardé chez moi, dans les années 90, Twin Peaks, Friends et Urgences, dans les années 2000, Alias, Buffy, The West Wing. Je me souviendrai plus tard des soirées GoT en famille. Ces films, ces séries sont des souvenirs de ma vie.
Je me souviens d'avoir vu Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle), en 1996, au Panthéon, et des conversations à son sujet, avec des amis, et avec Cavell. Nos souvenirs de films sont nos souvenirs de jeunesse. En réalisant un nouveau film sur la vie de ses personnages avant ce film, Arnaud Desplechin ne joue pas seulement au prequel. Il affirme la structure essentiellement nostalgique du cinéma, sa nature de souvenir, de passé à jamais disparu, et d'expérience pour toujours incroyablement vivante.
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Paul B. Preciado et Frédéric Worms.