Le livre de Jean-Luc Mélenchon contre le modèle allemand est sans doute plein d'outrances (1). Mais, comme il s'agit d'un pamphlet, il y a aussi peu de raisons de les lui reprocher que de regretter qu'un roman à l'eau de rose cherche à tirer les larmes de ses lecteurs. Le genre du pamphlet a ses limites, il ne cite, en particulier, que les éléments à charge. A décharge, on pourrait dire que le système parlementaire allemand correspond à peu de chose près à la VIe République que Jean-Luc Mélenchon appelle de ses vœux. Quelques jours (et peut-être quelques nuits) à Berlin le convaincraient davantage encore que les institutions produisent des effets tangibles sur les modes de vie. Il règne, dans la capitale allemande, une ambiance démocratique à faire pâlir ceux qui continuent à croire que Paris est un «volcan» prêt à entrer en éruption pour le plus grand bien des peuples d'Europe.
Reste l'essentiel, c'est-à-dire la politique allemande en tant qu'elle s'ancre dans un système de production bien particulier. Le moins que l'on puisse dire est que la chose n'est pas nouvelle. En 1897, Paul Valéry publiait la Conquête allemande, la recension d'un livre anglais intitulé Made in Germany qui décrivait le poids de l'industrie dans la rationalité politique allemande. Dans le succès germanique de l'époque, Paul Valéry voit le triomphe de la «méthode». Descartes est l'inventeur de l'idée moderne de méthode, mais il raconte l'avoir eu de l'autre côté du Rhin… De Kant à Hegel, la philosophie allemande est une radicalisation géniale du cartésianisme. Paul Valéry explique que les «nations recommencées fort tard», comme l'Allemagne, imitent les méthodes inventées par les vieux Etats tout en les portant à leur perfection.
D'après l'idée de méthode, une ville bâtie selon un plan rigoureux vaudra toujours mieux qu'un amoncellement sans ordre de maisons et de ruelles. La jeune Allemagne de la fin du XIXe siècle applique cette rigueur géométrique à l'industrie. Mais, comme elle n'a pas à lutter contre les traditions, qui encombrent le chemin des vieilles nations (France, Angleterre), elle peut le faire sans état d'âme. L'Allemagne, venue tardivement à l'ère industrielle, fait la synthèse des procédés les plus efficaces. Elle ne produit pas des biens en fonction de ses propres normes, mais à partir des informations qu'elle accumule sur le désir des consommateurs. Bien avant les guerres mondiales, l'Allemagne désirait la puissance par l'économie. Paul Valéry compare les bureaux d'études systématisés en Allemagne à autant d' «usines de victoire». «Une méthode bien faite réduit beaucoup les efforts d'invention.» L'idée selon laquelle l'Allemagne met à (son propre) profit les procédés testés ailleurs en Europe vient de là. Son industrie généralise ce qui a déjà fait ses preuves. Pour savoir ce qui marche, un seul critère : la valeur commerciale des produits. La «qualité allemande», c'est la somme des qualités manufacturières sanctionnées par le marché européen. Mais l'Allemagne rationalise le processus en déposant des «brevets d'invention», là où les anciennes nations procèdent plutôt au petit bonheur la chance. Dans ce schéma, il n'y a aucune raison d'admettre que le pouvoir des mathématiques s'arrête aux portes de la vie sociale. On peut prévoir l'état futur du marché avec la même rigueur que la prochaine éclipse de lune.
Le diagnostic de Paul Valéry n’admet aucun caractère national déposé dans la nature des peuples. Le propre des Allemands est seulement d’être entrés dans le monde industriel sur le tard, et d’en avoir adopté les règles avec la foi du converti. Mais on voit aussi ce que peut engendrer un système fondé sur l’imitation : la certitude obstinée que ce qui a marché ici doit être adopté partout ailleurs avec le même entrain.
En 1928, alors que la Première Guerre mondiale a démontré que la concurrence commerciale n'est pas toujours pacifique, Paul Valéry prophétise ce que ce dogme de l'imitation par le respect des «bonnes méthodes» économiques peut avoir d'autodestructeur. «Considérez un peu ce qu'il adviendra de l'Europe quand il existera par ses soins, en Asie, deux douzaines de Creusot ou d'Essen, de Manchester ou de Roubaix, quand l'acier, la soie, le papier, les produits chimiques […] y seront produits en quantités écrasantes, à des prix invincibles, par une population qui est la plus nombreuse du monde.»
(1) «Le Hareng de Bismarck (le poison allemand)», Plon, 2015.
Michaël Fœssel est professeur de philosophie à l’école Polytechnique.
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Paul B. Preciado et Frédéric Worms.