Cette image est celle d'un champion. On ne voit que sa silhouette, son maillot et son mouvement : une raquette dans la main gauche, le poing serré et victorieux. Ce champion, c'est évidemment Yannick Noah, héros national depuis sa finale gagnée à Roland-Garros en 1983, face à Mats Wilander, et dont le tennis français ne parvient pas à recréer un tel symbole depuis. L'article adjacent décrit le statut actuel de Noah, 55 ans, conseiller de Lucas Pouille, 21 ans, éliminé lundi. Grégory Schneider, journaliste au service Sports de Libération, explique la manière dont le tennisman-chanteur est une présence fantomatique, imprégnant un milieu sportif qui ne sait pas comment se positionner face à cette splendeur, à la fois passée et présente.
Cette gloire se synthétise dans cette image. On ne voit pas le Noah, beau jeune homme éclatant de joie en 1983, ni le quinquagénaire à la, dixit l'article, «dégaine du plagiste : en jean de la tête aux pieds, chapeau de paille et lunettes de soleil king size». C'est un pin's. La légende nous indique que la broche a été faite en 1991, et que l'image provient des archives de Getty Images, qui possède un fonds visuel issu du magazine spécialisé Pin's up datant du début des années 90. En retrouvant sur Internet cette somme d'objets photographiés ainsi de manière dénudée, on tombe sur des images de Babar, de la Samaritaine, de produits dérivés de marques. Tout cela évoque la «pin's mania». Soit cette époque où c'était cool d'arborer sur sa surchemise en jean l'écureuil de la Caisse d'épargne à côté du logo d'un groupe.
Le pin’s, comme autrefois le patch, le badge, ou aujourd’hui le tee-shirt, est le signe d’une appartenance. A quoi ? A une identité collective. Mais le tennis est un sport individuel. Transformer Noah en objet fétiche est une manière de sortir du court, d’exploser le champ du match de tennis et de le faire rentrer ailleurs, dans notre imaginaire, de donner un autre sens à une victoire que celui d’un classement ATP.
L'individualité du champion disparaît. La gravure de laiton rend ses traits indistincts. On ne le reconnaît que grâce à sa couleur de peau ou à sa tignasse ébouriffée. Ce pin's est le prolongement métallique de l'élan que Serge Daney décrivait dans son bilan de la finale de Roland-Garros, en juin 1983, dans Libé : «Un rêve se réaliserait peut-être et les médias avaient fait en sorte qu'il soit collectif. […] La balle du match. Noah est devenu un fauve. […] C'est très émouvant. Le public : "Hip-hip-hip, Noah !"»
Malgré toute son amabilité, ses exclamations anti-Sarkozy, ses déclarations à l'emporte-pièce, ses concerts au Stade de France, ses levers pour Danette ou ses poses lascives pour Sloggi, c'est ce Noah-là qui reste et continue de marquer nos esprits : un petit pin's que l'on garde dans nos armoires, porteur de l'attachement enfantin que l'on porte au champion. Dimanche dernier, au court Philippe-Chatrier, un ado s'est jeté sur la terre battue pour faire un selfie avec Roger Federer (qui venait d'expédier Alejandro Falla en moins de deux heures). Le Suisse l'a repoussé, appelant d'une main les gardes du corps, le gamin essayant tout de même de prendre sa photo. Plus tard, en conférence de presse, Federer a affirmé : «Le court est l'endroit où on fait notre métier, je parle de la part de tous les joueurs, on a envie d'être en sécurité. Je ne suis pas très content avec ça.» Preuve que si le poids de Noah dans les vestiaires peut toujours déranger, il est aussi le contrechamp d'un autre phénomène : l'effacement de l'être sportif comme figurine collective et le résumé médiatique du champion à la bête malpolie et narcissique, de Zlatan à Federer.