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Libération
Chronique «Ecritures»

Une déesse française

A propos de Catherine Deveneuve caricaturée en une de Charlie hebdo.
Catherine Deneuve à Cannes le 13 mai. (Photo Valery Hache. AFP)
publié le 29 mai 2015 à 20h16

Un homme qui aime une femme éprouve souvent le besoin d'en salir une autre au passage. C'est comme ça. Ça doit être un réflexe. Est-ce que ça veut dire «ce n'est pas parce que j'aime une femme que j'aime toutes les autres» ? Est-ce un jeu comme celui qui consiste à noter sur 20 les femmes qui passent devant un café ? Chacun est-il en puissance un juré Miss France ? Le concours est-il permanent ? Est-ce une survivance de la classification entre fées et sorcières qui reprend celle entre la mère qu'on aime et celle qu'on déteste ? L'homme qui vient de tomber amoureux d'une femme prétend-il, tout à coup, à l'objectivité concernant toutes les autres ? Il a désormais son point de repère, son modèle, sa boussole, sa fée. Elle, elle est belle mais alors pas elle. Elle, elle me plaît, mais alors celle-là quel gros tas. Quel pot à tabac. Elle, c'est «la femme de ma vie», elle est si… et si… et tellement… j'en suis fou, j'en suis amoureux, on va partir en week-end, en vacances, je l'aime, je veux des enfants avec elle, m'installer avec elle, acheter un appartement, vivre avec elle, mais alors celle-là, quel gros tas. Et celle-là, il paraît qu'elle était belle quand elle était jeune, tu sais quel âge elle a, elle est entièrement refaite, mal refaite, etc. Jugements, et comparaisons. Luz, lui-même, le dessinateur de Charlie Hebdo, sacrifie à la tradition. La même semaine, il nous parle de la femme de sa vie, de l'amour qu'il lui porte, de celui qu'ils se portent l'un à l'autre, de l'importance du sexe, du fait qu'elle l'a sauvé, et, en même temps, la même semaine, il publie, à l'occasion du Festival de Cannes, en une de son journal, une caricature de grosse bonne femme sur fond de Croisette, ciel bleu et tapis rouge, de grosse bonne femme vulgaire, choucroute blonde sur la tête, tailleur rose de vieille mémère qui lui arrive au pied, sur un corps massif, cubique, gonflé tel un sein qu'on ne saurait voir, et sous la choucroute, un visage boursouflé. On est à Cannes, la mer est bleue, sur le ciel se détache une phrase : «Colis suspect sur la Croisette !». Mais un photographe, accoudé à une barrière Vauban, dit dans une bulle : «Fausse alerte ! c'est Catherine Deneuve !». Au second plan, les branches d'un palmier se balancent sous l'effet d'un petit vent de printemps.

«C'est pas un colis suspect, fausse alerte, c'est Deneuve» pourrait aussi bien être une légende de Voici sur la cellulite d'une actrice en maillot de bain. Rien de nouveau sous le soleil. Qui d'ailleurs n'est pas représenté dans le dessin. Le soleil ne peut pas être partout. Il s'est retiré dans la chambre de Luz et de la femme de sa vie. Tandis que la sirène du Mississippi n'est plus qu'une actrice vieillie, une déesse française à égalité avec Mahomet, une étoile ternie, une idole aimée par des cons qui n'ont pas d'humour. Belle de Jour a déclaré elle-même au journal de 20 heures : «Il n'y a plus de stars en France.» Tout le monde à égalité. Le physique et la pensée. Le Pen avec son racisme, les islamistes avec leur fondamentalisme, et Deneuve avec son physique. Le tailleur rose du dessin la recouvre jusqu'en bas des pieds comme si on lui avait remis sa peau d'âne sur le dos, et que Jacques Demy n'était plus là pour veiller aux détails. La chevelure choucroute, qui lui bouffe le visage, lui fait deux bosses crêpées sur le sommet de la tête, de chaque côté de la raie au milieu noire, qui fend le brushing jaune blond. Deux bosses crêpées, comme les deux grandes oreilles de l'âne mort dont elle portait la dépouille dans Peau d'âne. Disparues les robes couleur de temps, de lune et de soleil que la fée, sa marraine, avait fait apparaître avec sa baguette. Elle se balade dans le village avec son tailleur rose, aussi mal coupé que la peau d'âne de la souillon, que sa marraine lui avait conseillé de devenir pour cacher sa beauté. Et quand, pieds nus dans la boue, elle va chercher de l'eau au puits, pour rassurer les villageois sur son passage, quelqu'un crie à la cantonade : «C'est pas un colis suspect, fausse alerte, c'est Deneuve !» On entend la musique de Michel Legrand, et on entend clairement la foule qui crie «ah la dégoûtante, ah la crasseuse, ah la sale». On entend vociférer «quelle calamité, elle doit être malade». Et «on m'a dit que sa peau cache une infirmité, peut-être la pelade». On voit le cube rose qui s'avance péniblement. On entend «regardez cette allure, on ne distingue pas ses mains de sa figure». Puis : «Elle ne pourra guère rencontrer le prince. Pour l'embrasser il faudra qu'il la rince.» Mais Gérard Depardieu arrive. Et il dit aux gens du village, qui pataugent dans la boue : «Attaquer les gens sur leur physique, ce n'est pas bas, ni facile, c'est débile. Ça mérite deux claques dans la gueule, merde !» Dans le Dernier Métro, il avait tabassé un journaliste pour sauver l'honneur de Catherine Deneuve.

Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Christine Angot, Thomas Clerc et Marie Darrieussecq.