Menu
Libération
Chronique

Bien à Roland

Un œil sur un court, l’autre sur une bio de Mao, le tennis a ceci de précieux qu’il admet la pratique de sports parallèles : écoute flottante et vision partielle.
Jo-Wilfried Tsonga face à Stan Wawrinka, le 5 juin à Roland-Garros. (Photo Gonzalo Fuentes. Reuters)
publié le 5 juin 2015 à 18h16

Ces jours-ci, je dévore Roland-Garros comme chaque année, ou presque. «On est bien à Roland», disait un inspiré. Le tennis est tellement beau à voir. Comme la société me permet d'avoir du temps libre (je ne suis apparemment pas le seul), je regarde la télé en espérant voir de bonnes luttes à mort. Le tennis, sport fondamentalement littéraire, Serge Daney l'a dit avant moi dans l'Amateur de tennis et dans les années 80. Le meilleur critique de cinéma français admirait la télégénie du tennis, un argument décisif contre ceux qui vitupéraient la télé comme si elle n'avait aucune vertu, aucune séduction propre. J'irai même plus loin : un bon sport est un sport télégénique ; ils ne le sont pas tous. Comment peut-on regarder du judo, ou de la Formule 1 ? Les amateurs de ces amusements tristes tiqueront, mais justement ce ne sont pas des a-mateurs, ils pensent «pratique du sport» là où il convient de penser mise en scène. Les lobbyistes de telle ou telle activité n'ont aucun sens de l'image, voyant tout par leur petite lucarne syndicale. Ce n'est quand même pas un hasard si le football et le tennis sont les deux sports les plus populaires : ils sont quasi les seuls qui soient excitants à regarder. Qu'est-ce qui fait la beauté du tennis ? Outre sa plastique, qui le rapproche d'une sorte de jeu vidéo ou de dessin très fin, son aspect dramatique l'apparente à une pièce de théâtre classique dont tout le monde languit le dénouement, terme aristotélicien qui me paraît la meilleure traduction possible de tie-break, «jeu décisif». Le tennis est nouant, il est prenant. J'ai le projet d'un roman sur le tennis, que je repousse chaque année, le bruit de la balle résonant avec le rythme des phrases que je n'ai pas encore trouvé.

A côté de sa dimension captivante, il en existe une autre plus belle encore car plus insidieuse, qui est celle d’un certain ennui, qui peut vibrer comme dans une page de Proust ou dans un couple. Le tennis est un sport long comme la vie, et la télé redoute ce qui est long : le contraste entre le format court et la possibilité d’un spectacle hors-norme, semblable à ces films anomiques qui n’entrent pas dans les cases officielles de la durée, réjouit. Le journalisme sportif le sent bien, qui tente au maximum de limiter cette névrose infinie de l’échange en multipliant, à la grande rage du téléspectateur, les interviews bavardes et les diversions insipides. On pourrait imaginer une nouvelle de science-fiction-réalité dans laquelle une retransmission ne comporterait plus aucune image mais serait seulement vue au travers des commentaires de consultants. Le tennis, c’est le monde du silence.

Un match possède toujours un hors-champ plus ou moins chargé. Il s’est passé beaucoup de choses pendant le duel Tsonga-Nishikori, remporté par le Français. Match décousu, se regardant d’un œil, en faisant autre chose, en lisant par exemple (une méthode que je recommande à ceux qui passent le bac) ; ce jour-là, une biographie de Mao, pesante et pavée de mauvaises intentions, offrait un contrepoint parfait. L’écoute flottante et la vision partielle sont des sports parallèles inventés par le téléspectateur (sur les courts, le public, de même, textote, surfe, tweete). A un moment donné, une plaque de tôle s’est détachée brutalement, tombant sur le public. Une image insolite : le banc, où les joueurs se reposent entre deux actes, et, en arrière-fond, cette plaque qui se dévisse et rebondit dans un bruit terrible. Il a fallu évacuer le court pendant une demi-heure. Etait-ce un symbole ? Mais un symbole de quoi ? Ça n’a pas suffi à faire perdre Tsonga, mais le fait est que la chute d’une structure métallique protégeant le tableau des scores a coïncidé avec la perte des deux sets suivants. Ainsi se dessinait une correspondance mystérieuse entre le jeu trop huilé du Français et l’entropie soudaine qui est la loi du tennis et de la vie intranquille. Puis Tsonga a gagné, et entre-temps on avait appris la démission de ce gros porc de Sepp Blatter. Il y eut moins de Suisses ce jour-là dans le sport, ça faisait plaisir de voir que le monde n’est pas aussi neutre qu’une agence bancaire HSBC.

Ah, un dernier mot : je ne suis pas favorable à l'extension de Roland-Garros. Je ne vois pas l'intérêt de dépenser des millions pour un show qui dure quinze jours par an. Vous savez qu'il y a des pauvres en France ? Le sport est un fascisme acceptable, il ne faut pas tout lui céder. «Aujourd'hui tout est concurrence», a dit la mairesse de Parisse pour se justifier, ne justifiant que l'ordre des choses. Il faut laisser Garros intact, c'est comme ça qu'on acquiert un style. Et donc - patience - de l'argent.

Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Christine Angot, Thomas Clerc et Marie Darrieussecq.