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Libération
Chronique «Ecritures»

Chez ces gens-là

«Cadeau», «amitié» : chez Liliane Bettencourt comme chez d’autres, le sens des mots est modifié. Et souvent même inversé.
Liliane Bettencourt, le 29 mars 2012 à Paris. (Photo Benoît Tessier. Reuters)
publié le 26 juin 2015 à 17h56

François-Marie Banier a été condamné à deux ans et demi de prison ferme, six mois avec sursis, une amende, des dommages-intérêts à Liliane Bettencourt, pourtant il manque quelque chose, les juges auraient dû ajouter des cours de langue française appliqués, aux rapports avec le genre de personnes qui offrent des Picasso. Chez eux, le sens des mots est modifié. Souvent même inversé. Les juges auraient dû lui imposer un cours intensif avec un professeur particulier pour le mot «amitié», avec un apprentissage renforcé pour «cadeau». Le professeur aurait inscrit une liste au tableau, aurait demandé à l’élève d’effacer le mot dont le sens était vide, François-Marie Banier se serait levé, il aurait effacé cadeau. Chez eux, c’est un mot qui n’existe pas. Il ne renvoie à rien, à aucune réalité. Il n’a pas de sens. C’est une sorte d’auxiliaire, utilisé pour corrompre, comme dans la langue commune être et avoir. Cadeau ne veut pas dire cadeau chez ces gens-là, ça veut dire «tiens, prends». Ça se conjugue à l’impératif. Avec une voix douce. «Tiens, prends». En inclinant la tête, parfois en battant des paupières, ils le déclinent souvent sur le ton de la prière.

Quand vous comprenez que le mot cadeau ne renvoie à aucune réalité, que c’est un mot vide qui ne renvoie pas au Picasso devant vous, qu’est-ce que vous faites ?

«Qu’est-ce que vous dites, monsieur Banier ?

- Mais je lui ai dit. Je lui ai dit : "Liliane, je ne peux pas accepter."»

Quand vous refusez le cadeau, ils prennent un ton plaintif, un air de chien battu, d’animal blessé, exclu de la société, comme Cendrillon qui n’a pas le droit d’aller danser au bal.

«Je n’ai pas le droit de vous faire un cadeau ?»

Ils vous prient d’accepter, comme s’ils étaient victimes d’une injustice, ils se sentent rejetés, ils ont un air de déception.

«Je peux vous faire un cadeau tout de même…

- Pas de cette valeur. C’est trop.

- Pourquoi pas de cette valeur ? Il ne vous plaît pas ?

- Si Liliane, il est magnifique.»

L’air de chien battu disparaît de leur visage, et fait place à un air étonné. Si le Picasso vous plaît, ils ne comprennent plus rien, ils y perdent leur latin, ils sont bouche bée.

«Pourquoi je ne peux pas vous offrir un Picasso si ça me fait plaisir, c’est injuste !»

Leur visage a presque un air à la Calimero.

«A moi, ça me fait plaisir, et à vous, il vous plaît ! Alors !?»

Comme des enfants dont les parents refusent d’accrocher leur dessin dans le salon, ils sont malheureux.

«Vous êtes sûr qu’il vous plaît ? - Oui Liliane, mais je ne peux pas.

- Vous êtes mon ami ?

- Oui.

- J’ai le droit de vous manifester mon amitié ?

- Bien sûr.

- Il vous plaît ?

- Il est splendide, c’est pas ça !»

Si vous finissez par accepter leur cadeau, vous vous sentez fort, comme la fée de Cendrillon, vous avez abattu une barrière sociale, vous êtes amis, vous êtes des égaux, des êtres humains, l’égalité existe.

«Merci beaucoup Liliane. C’est merveilleux. Il est magnifique.

- C’est notre amitié qui est merveilleuse.»

Si vous vous mettez à y croire, il y a des lois pour y remédier. Tout un arsenal juridique. Des tribunaux, des gens formés. Qui savent utiliser l’argument de l’égalité, et le détourner. DSK, qui a le droit de fréquenter des prostituées, comme tout le monde, mais en pensant, à la différence des autres, que ce ne sont pas des prostituées. Madame Bettencourt, qui a le droit d’offrir des cadeaux à qui elle veut comme tout le monde, c’est un être libre, mais sa fille a le droit de saisir la justice pour les reprendre. Ce n’était pas vraiment des cadeaux, c’étaient des Picasso. Ce n’était pas vraiment de l’amitié, c’était une faiblesse. Ce n’était pas vraiment des mots, c’étaient des gestes.

Les tribunaux sont là pour remédier à ça. La vraie passion de ces gens-là, c’est le droit. Les avocats, traîner en justice ceux qui croient aux mots, et qui ont tendance à oublier qui commande. Tous les chefs, fortunés ou pas, ont la passion du droit et du juridique, du petit chef au grand chef, du chef de famille au chef de parti. Le droit, l’honneur. Françoise Bettencourt n’a-t-elle pas dit que l’honneur de sa mère avait été lavé par le tribunal ? Et le président d’honneur du Front national n’a-t-il pas saisi la justice pour que sa suspension du FN n’entraîne pas celle de ses droits en tant que président d’honneur ? Alors que… l’honneur d’un photographe «mondain», ça les fait rire. Entre le mondain et le monde, il y a un monde, et ce monde est le leur.

Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Christine Angot, Thomas Clerc et Marie Darrieussecq.