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Leurre de grande écoute

Les six fenêtres que l’on voit au dernier étage sont fausses. Ce sont des sortes de bâches, des panneaux diélectriques qui, selon Zone d’intérêt, «permet[tent] aux signaux électromagnétiques de les traverser tout en dissimulant l’intérieur de l’abri».
Le dernier étage de l'ambassade américaine est en fait une station d'écoute recouverte d'une bâche avec des fenêtres en trompe l'oeil. (Photo Jean-Marc Manach)
publié le 26 juin 2015 à 17h56

Paris, c'est toujours joli. Même quand la photo ne l'est pas tant que ça. Parue mercredi dans Libération, cette image, prise au téléphone portable, a quelque chose d'intrinsèquement parisien. Le lampadaire rétro, les cimes verdoyantes des arbres, le bâtiment classique, tout dans cette photographie évoque la capitale dans ce qu'elle a de plus stéréotypé. On s'attendrait presque à ce que, dans le bleu nuageux et très Technicolor du ciel, débarquent Gene Kelly, Audrey Hepburn ou Cary Grant. Un rêve franco-américain, similaire à ces ruelles «parisiennes» construites par les géniaux décorateurs de l'Hollywood de l'après-guerre ? Pas vraiment, même si ceci est aussi un décor.

Cette image est signée Jean-Marc Manach, journaliste d'investigation, spécialiste des questions de surveillance, et accompagnait un article (qu'il signait) consacré à la station d'espionnage des télécommunications du Special Collection Service (SCS), une unité commune à la NSA et à la CIA, au dernier étage de l'ambassade des Etats-Unis, dans le VIIIe arrondissement de Paris. L'existence de cette cellule d'espionnage à quelques centaines de mètres de l'Elysée et d'importants ministères français avait été révélée par Zone d'intérêt, blog spécialisé dans le renseignement et la défense, dans un article du 8 décembre 2013, «Les grandes oreilles américaines à Paris».

La photographie a été prise l'année dernière par Jean-Marc Manach, depuis la place de la Concorde. Mardi, l'image a été recadrée par le service photo de Libé. Sur la photo originelle, on voit, au milieu, l'ambassade américaine, et tout autour le «bruit» de la place : trottoirs, voitures et bus, fontaine, bout de l'obélisque en travaux. C'est une photo lambda, qui n'a aucun intérêt sans légende. Modifiée et recadrée en format carré, elle prend un autre sens, acte une réalité.

Mais que prouve-t-elle ? C'est là tout l'enjeu, évidemment mystérieux, de cette photographie. Les six fenêtres que l'on voit au dernier étage sont fausses. Ce sont des sortes de bâches, des panneaux diélectriques qui, selon Zone d'intérêt, «permet[tent] aux signaux électromagnétiques de les traverser tout en dissimulant l'intérieur de l'abri». En gros, d'espionner sans être repéré. Ce procédé de trompe-l'œil est-il courant aux quelque 80 stations SCS ? Jean-Marc Manach : «Non, le plus souvent, ce sont des bâtiments informels.»

Il y a là une fascinante absurdité, une sorte d’hyperréalisme architectural. On imagine très bien quel genre de personne a ordonné leur installation. Mais qui les a physiquement installées ? Quelles étaient les recommandations faites aux manutentionnaires inconnus ? Y a-t-il eu du zèle dans les derniers coups de pinceau apposés afin que les volets ou balconnets de fer forgé soient parfaitement dans l’esprit post-Louis XV du bâtiment ? Au-delà de l’énormité diplomatique de l’affaire, se posent des questions architecturales. Ici, on regarde, comme avec une longue-vue, un village Potemkine inversé, qui ferait de l’antipropagande, voudrait montrer sa normalité dans le paysage parisien. On est pas loin des fausses zébrures dans les murs des chaumières du hameau du Petit Trianon, commandées par Marie-Antoinette pour donner un «air de vérité».

Malgré son apparente banalité, cette image se nourrit d’un gigantesque hors-champ. D’abord, l’environnement immédiat : le lieu est générique, il n’y a aucun drapeau ni symbole du luxe et du pouvoir qui habitent ce quartier parisien. Mais surtout, ces fausses fenêtres font écho à d’autres lieux, tout aussi mystérieux mais imposants, clairement menaçants : le siège de la NSA, à Fort Meade, dans le Maryland, ou bien l’Utah Data Center, immense centre de stockage et de traitement des données géré par la NSA. Les images, notamment nocturnes, de ces lieux vides et terrifiants comme des zones filmées par Michael Mann en font des totems de la surveillance généralisée. Il est difficile, voire impossible, de comprendre ce qu’il se passe dans cet endroit. Comment est-il agencé ? Quelle est l’atmosphère ? La force de cette photo réside dans son côté parigot et vieillot, alors qu’à l’intérieur on ne peut qu’imaginer l’attirail technologique nécessaire à la surveillance des grands de France.

En octobre 2013, révélant la surveillance par la NSA des intérêts allemands (et notamment du portable d'Angela Merkel), Der Spiegel avait publié en couverture une photographie du «nid» d'espions américains berlinois. Jean-Marc Manach : «Un drone, pourvu d'une caméra thermique, avait été lancé et, dès le lendemain de la publication, on ne décelait plus aucune activité dans la station. Mais, à Paris, c'est impossible, puisque c'est illégal de survoler la ville.» Dans toute sa banalité, cette image acte un fait, mais elle soulève aussi d'innombrables énigmes.