Ils se battent, et c’est à qui défendra son statut et à qui sera moderne. Il y a d’un côté les chauffeurs de taxi, engeance assez insupportable qui organise la rareté du service et dont la pluie semble dissoudre la présence comme elle délave un dessin à la craie sur un trottoir. Il y a de l’autre bord, les chopeurs de volants de la maison Uber qui font flamber l’offre en cow-boys libertariens, résignés à s’exploiter eux-mêmes et négligeant cotisations sociales et points retraite, vieilleries pour sociétés d’assistés.
Ils croient rejouer la querelle d’hier et de demain alors que les uns et les autres ne sont que les mécanos d’un monde déjà mort, celui de l’automobile.
Bientôt, la voiture, qui fut longtemps signe distinctif et emblème valorisant, pointera au rang des espèces menacées d’extinction.
Pourtant, il est étonnant de voir comment le macadam fait encore office de ring et surchauffe les rapports sociaux entre agents économiques. Les chauffeurs routiers connaissent la musique qu’ils jouent avec grosses caisses, braseros et opérations escargot. Et c’est sur le traditionnel réseau de communication goudronné que les paysans déversent leurs excédents de production pourrissants, au lieu d’aller dévaster les autoroutes de l’information.
Alors que le transbordement de fortune s’accélère, les spoliés du numérique semblent démunis devant la volatilité voleuse de la net économie. C’est à croire que la dématérialisation déclenche des léthargies lénifiantes, des renoncements aquoibonistes, des suicides professionnels par abus d’opiacés. Je m’étonne que les hôteliers n’aient pas encore maçonné les portes des appartements loués par les particuliers via Airbnb, pas plus qu’ils ne pensent à aller hacker le site de Booking. Et quant à ces ahuris de journalistes, dont je suis, je déplore qu’ils oublient de rançonner Google ou d’exiger une dîme de leurs nouveaux maîtres, les opérateurs télécoms, préférant tendre la sébile à ces détrousseurs.
Il est symptomatique que la bagarre coagule autour de la voiture, emblème défaillant, symbole mitraillé d'une société de tôle et d'acier, de brique et de mortier. C'est comme si la société française en était encore au temps de la DS 19 décrite par Roland Barthes. C'était en 1957, et Barthes écrivait de ce chef-d'œuvre en péril : «Je crois que l'automobile est aujourd'hui l'équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une création d'époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s'approprie en elle un objet parfaitement magique.»
Cette guerre entre taxi-boys et Uber-mensch est d’autant plus sanglante qu’elle sera bientôt obsolète. Et ceci pour trois raisons.
1) La voiture reine est déjà morte et enterrée. Les centres-villes l'expulsent manu militari en périphérie, au-delà de leurs fortins. Les écolos sont les soutiers de cette externalisation. Il faut voir comment, à Paris, ils ont forcé pour intégrer les pistes cyclables aux grands axes, histoire de réduire encore la place réservée aux engins motorisés. Résultat, les vélos menacent de se faire culbuter par les bus quand les bicyclettes auraient pu rouler avec Paulette dans des rues en site propre.
2) La voiture à vivre est devenue un champ d'interdits. Il coûtera trois points de permis de porter oreillette, coiffer casque audio, pianoter un texto ou regarder une fiction sur un écran. Il sera laissé à l'appréciation de la maréchaussée, qui a parfois tendance à abuser de son pouvoir, le niveau de sanction requis pour maquillage dans les bouchons, farfouille en boîte à gants, écoute de musique trop forte ou dévoration de sandwich (1). Quant aux pelotages intempestifs en habitacle et aux mains baladeuses sur cuisse dénudée ou sur braguette galbée, les voyeurs à képi pourront aussi sévir. La lutte contre les attentats n'épargne pas la pudeur.
3) La voiture autonome est avancée. L'auto de demain n'aura plus besoin qu'on lui tienne le volant comme on tient la main aux enfants. L'autonomie est en approche. Les prototypes se faufilent déjà dans le trafic urbain, testant la capacité du rouleur de mécaniques à lâcher prise. Bientôt, le pays de la Régie, de la Peuge et de Citron se mettra aux conducteurs absents, un peu comme ces démocraties avancées qui refusent qu'il y ait un pilote dans l'avion et préfèrent s'assoupir dans leur coin pour éviter que quelqu'un force sur l'accélérateur.
Il n’y aura plus personne pour tenir les rênes d’un carrosse ovoïde qui se déplacera en silence. Il fera salon de conversation et salle de lecture, séance de relaxation et stalle de sieste pour chevaux fourbus. Et il n’aura plus besoin de ses cochers d’hier ou d’aujourd’hui, G7 ou 2.0.
(1) «Le Parisien» du 18 juin.