Menu
Libération

L’imaginaire des migrants

Par la métaphore et le récit, on peut rendre présent l’absent, inscrivant une solidarité entre des individus qui ne se connaissent pas.
par Michaël Fœssel, Professeur de philosophie à l’école Polytechnique
publié le 2 juillet 2015 à 18h06

Une métaphore est une manière de voir comme. Le poète voit la «vieillesse» comme si elle était «le soir de la vie». Il n’y a, a priori, aucun rapport entre le déroulement d’une journée et celui d’une vie. La métaphore établit pourtant des relations imaginaires qui permettent de mieux nommer et, donc, de mieux comprendre les événements. Imaginons une vie semblable à une journée : le matin figure la jeunesse, le midi l’âge adulte, le soir la vieillesse. La mort s’apparente donc à la nuit, le moment que l’on craint, et dont on peut tout de même parfois espérer le repos. Cet exemple simple montre que l’on utilise des métaphores pour décrire ce qui arrive et dont nous ne maîtrisons pas le sens. C’est pourquoi les migrants sont d’excellents candidats aux métaphores.

Puisqu’ils sont parmi nous, il faut bien en dire quelque chose. Mais, en dépit de tous les moyens techniques dont on dispose pour les filmer, nous ne les voyons pas vraiment. Il faut donc des métaphores et des récits pour comprendre qu’ils ne viennent pas de nulle part, qu’ils appartiennent à des lieux que nous ne connaissons pas et qu’il nous faudrait imaginer. Dans les pays où ils échouent, les migrants sont présents par leurs corps, absents par leurs histoires singulières. L’imagination est justement cette faculté de rendre présent l’absent : grâce à elle, le périple des migrants jusqu’à «nos» terres commence à recevoir une dignité.

Evidemment, toutes les métaphores ne se valent pas. Certaines trahissent même un effondrement de la capacité d’imaginer. La métaphore de la «fuite d’eau», employée par Nicolas Sarkozy à propos des migrants, en dit long sur la difficulté actuelle de se figurer les nouveaux venus autrement que comme des nuisances. S’il n’y a aucune raison d’exiger des hommes publics un discours littéraire très élaboré, le recours à la métaphorique de la plomberie pour décrire des situations humaines a tout de même quelque chose de navrant.

L’hostilité, assez généralisée, à l’égard des migrants n’est pas seule en cause. Il s’agit, plus profondément, d’une crise de l’imaginaire politique à laquelle il est difficile d’échapper. Que l’on compare la représentation actuelle des migrants avec celle des boat people qui quittaient le Vietnam au mi-temps des années 70. Ceux-ci se voyaient au moins attribuer un nom ; on imaginait sans trop de mal leur périple dont on connaissait le point de départ et les motifs. Les boat people appartenaient à une histoire dont l’Occident (à la suite de la guerre du Vietnam) était partie prenante tandis qu’il est devenu très difficile d’imaginer que les drames de l’Erythrée aient quoi que ce soit à voir avec nous.

Dans le meilleur des cas, la perception fonctionne encore comme un vecteur compassionnel. Vues à la télévision, les larmes des migrants peuvent susciter un peu d'émotion, au moins le temps d'un reportage. Mais, l'imagination fait ce que la simple perception ne peut faire : elle inscrit dans la durée une solidarité entre des individus qui ne se connaissent pas. Spinoza l'a parfaitement établi dans sa théorie de l'imitation affective. Que se passe-t-il lorsque j'imagine ce que ressent un homme dont j'ignore tout ? Eh bien, je ressens exactement le même affect que celui que j'imagine en lui. «Si nous imaginons qu'une chose semblable à nous, et à l'égard de laquelle nous n'éprouvons d'affection d'aucune sorte, éprouve quelque affection, nous éprouvons par cela même une affection semblable.» L'imagination de la joie de l'autre est joie, celle de sa tristesse est tristesse. Ce n'est pas l'effet d'une comparaison abstraite, mais un mimétisme affectif : nous ne pouvons nous empêcher de ressentir ce que nous imaginons que ressent «une chose semblable à nous». L'imagination politique est celle du semblable. C'est bien pourquoi ceux qui ne veulent rien entendre de l'imaginaire des migrants commencent par insister sur ce qui les sépare de nous.

Spinoza a forgé sa théorie de l’imitation affective pour s’opposer aux doctrines qui voient dans un calcul l’origine du lien social. Selon lui, ce n’est pas la recherche des intérêts privés qui réunit les hommes (modèle de la concurrence), mais les expériences imaginaires où l’autre m’apparaît nécessairement comme un congénère (modèle du mimétisme). Par là, on retrouve la «fuite d’eau» : pour comparer les migrants à une nuisance, il faut avoir substitué le calcul des bénéfices à l’imaginaire du semblable. Là où les métaphores politiques se sont calées sur la (pauvre) imagination marchande, les migrants sont assimilés à des concurrents coûteux.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Paul B. Preciado et Frédéric Worms.