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Libération

La Grèce sur les carreaux

publié le 3 juillet 2015 à 19h36

Ces jours-ci, la question grecque est une affaire de zoom. L’Europe entière (et au-delà) est prise dans une frénésie quasi informatique. Pour enrayer, ou comprendre, le désastre qui risque d’arriver, tous (commentateurs, journalistes, politiques, technocrates ou citoyens) actionnent les molettes «+» et «-» d’un Google Maps imaginaire. Les conversations passent d’analyses macroéconomiques, d’une abstraction incompréhensible, à des histoires individuelles qui, si elles sont révélatrices, masquent une situation globale. Ainsi, on lit des diagnostics quant à la restructuration d’une dette publique avant de se plonger dans le cas précis de tel ou tel Athénien.

Cette photographie, parue lundi dans Libération, accompagnait les pages que le journal consacrait à la situation grecque. Signée Yannis Behakris (de Reuters), on y voit une file d'attente devant le distributeur d'une agence de la bien nommée Eurobank. Dimanche dernier, Aléxis Tsípras annonçait l'instauration d'un contrôle des capitaux et limitait les retraits à 60 euros par jour. D'où ces gens qui attendent.

Le plus surprenant dans cette image, c’est évidemment l’angle avec lequel elle a été prise. Yannis Behakris ne s’est pas, comme la plupart de ses confrères, installé sur un trottoir. Il est visiblement entré à l’étage du bâtiment et, depuis la fenêtre, s’est penché pour faire cette photo. On ne voit donc pas grand-chose : aucun visage stressé, énervé, angoissé. On ne sait pas si les gens s’engueulent ou resquillent. Vu d’en haut, tout cela a l’air plutôt calme, presque résigné. D’autant que le distributeur en lui-même, la destination finale de ces treize hommes et femmes, est absent. Cette image prend alors une autre tournure, elle informe moins qu’elle ne suggère, évoque une situation plus qu’elle ne la fige. Et les différences sociales entre ces personnes sont ici gommées, car il faudrait avoir de sacrés yeux pour deviner si ces gens sont des fils ou filles d’armateurs ou d’ouvriers. Tout le monde est à la même enseigne, en l’occurrence Eurobank.

Se dessine une composition géométrique. Il y a des carrés, des diagonales, des lignes parallèles, des rectangles faits de bouches d’égoûts, et puis les ronds des têtes, avec les calvities qui créent des formes. Au calme apparent de cette petite foule, répond l’anarchie du pavage urbain, de ce pays rafistolé. La palette est sommaire, mais on voit toutes sortes de gris, du clair, quasi blanc, sombre, virant au noir. En gros, cinquante nuances de Grèce.

Cette photographie est moins une plongée qu’un survol. On n’en voit pas les bords. Il y a une dimension religieuse tant celui qui regarde a l’impression d’être un dieu de l’Olympe qui pointerait son doigt vers les humains, et le condamnerait à un supplice. Que la situation en Grèce soit hautement complexe, c’est une évidence. Mais il est tout aussi évident que l’acharnement de la troïka à son égard a quelque chose de l’envie subite d’une divinité capricieuse. Cette perversion s’accompagne souvent d’un mépris généralisé à l’égard des Grecs, même quand on agite le drapeau de la solidarité.

Prise en surplomb, sans que l’on sache vraiment d’où, ni même qui apparaît dessus, cette photographie illustre l’arrogance avec laquelle une foule de juges et moralisateurs traitent le pays, oubliant ses réalités, tant de journalistes européens se contentant d’éditorialiser plutôt que de raconter sa vérité. A gauche comme à droite, on pense à la place des citoyens grecs, on leur explique comment ils doivent voter dimanche. Tout le monde y va de son avis. Ce n’est plus le «ah si j’étais riche…» qui habite les conversations mais le «ah si j’étais grec…» Ce qui est assez cocasse, puisque, au vu la crise actuelle, c’est bien le seul point commun que l’on peut trouver entre la Grèce et la richesse.