Ce n'était pas facile de traduire en français le titre du nouveau et délicieux dessin animé de Pixar, Inside Out (Pete Docter, 2015) et le choix de Vice versa, souvent critiqué par les spectateurs avertis - pour beaucoup, des adultes mûrs qu'on entend renifler leurs larmes à la fin - n'est pas si absurde. Il s'agit bien d'une inversion du point de vue cinématographique, de l'expérience même du cinéma, qui ordinairement nous présente et nous donne à connaître l'âme de ses personnages à travers leurs expressions et apparences : nous donnant la seule image disponible d'un intérieur inconnu, qui se révèle ainsi être entièrement donné dans cette surface dont nous faisons l'expérience dans la salle obscure, ou sur nos écrans. «Le corps humain est la meilleure image de l'âme humaine» (Wittgenstein, Recherches philosophiques, IIe partie). L'intérieur nous est donné à l'extérieur, dans les attitudes et expressions qui font la texture de l'humain.
Inside Out à l'inverse accomplit l'exploit théorique et esthétique de nous déplacer à l'intérieur ; non à l'intérieur du corps humain, comme dans ces exemples classiques de voyage à travers les tuyaux et organes - je pense à l'excellent Innerspace (l'Aventure intérieure, Joe Dante, 1987) où Dennis Quaid, miniaturisé aux commandes d'un microsous-marin, se retrouvait suite à une erreur de manip en perdition dans le corps d'un gringalet dépressif. Là, l'espace intérieur est dématérialisé, pas de cerveau à l'horizon : c'est l'esprit de Riley, une gamine de 11 ans, que nous allons explorer.
Esprit qui, loin de piloter le corps comme dans quelque vision dualiste, est un univers immense et pluridimensionnel, laborieusement géré par une bande d'éléments survoltés : Joie, Tristesse, Peur, Colère et Dégoût, personnages cartoonesques débordant d'énergie mentale. Les émotions fondamentales, personnifiées dans la grande tradition de la représentation des passions, sont en effet les vrais protagonistes de Vice versa ; s'activant dans leur «Quartier Cérébral» sur un tableau de bord rempli de boutons, cadrans et joysticks d'abord artistement maniés, et bientôt en défaillance tragique. Joie et Tristesse vont être malencontreusement expulsées du Quartier et commencer une longue errance dans le labyrinthe du cerveau, ou de l'esprit de Riley. Esprit qui va peu à peu s'effondrer, perdant ses grands repères (les «îles» de la famille, de l'amitié ou du sport favori) durant des journées difficiles durant lesquelles Riley, arrachée à une enfance heureuse dans le Minnesota, doit s'adapter à un nouvel environnement, une nouvelle maison, une nouvelle école, après un déménagement à San Francisco sur fond de dèche économique.
Il y a, à première vue, deux récits dans Vice versa, deux faces de la même histoire, celle de Riley, stéréotypique (la new girl qui a du mal à s'adapter) et l'épopée grandiose de Joie et Tristesse, conclue par leur retour dans l'équipe et la réparation du désastre par la réhabilitation de Tristesse. Mais, il n'y a pas symétrie. Les émotions se révèlent d'authentiques personnages au registre comique singulier, interprétés par des acteurs dont la voix les porte, les incarne. Nous sommes vingt ans après Toy Story, dont les héros (des jouets) étaient interprétés par Tom Hanks et Tim Allen. Les acteurs qui donnent leurs voix à Joie, Tristesse, Dégoût, etc. sont des acteurs de série télé qui, ensemble, créent un groupe de sitcom dément à la How I Met Your Mother : Amy Poehler la star de Parks and Recreation ; Phyllis Smith, la killjoy sinistre de The Office, Mindy Kaling du Mindy Project. Cet arrière-plan sériphilique donne vie aux personnages - on retrouve Rashida Jones, idole de l'héroïne de Parks and Recreation, en Cool Girl paradigmatique, Dale Cooper (l'inquiétant Kyle MacLachlan, abonné aux rôles tordus) en Voix du Père, Richard Kind totalement réaliste en ami imaginaire d'un personnage de fiction.
Le plus remarquable dans Vice versa n'est pas le trouble introduit par les émotions complexes dans la vision radieuse et illusoire imposée par Joie, ou le rôle positif des émotions négatives (la protection apportée par Peur et Dégoût, la reconnaissance de la mélancolie comme force de transformation…). C'est la trajectoire et l'ambivalence de ces personnages qui détourne la théorie des émotions dont part le scénario. Joie voit sa bonne humeur se fêler et craque, Tristesse jouit de sa lucidité : «Pleurer m'aide à me concentrer sur les aspects essentiels de la vie.» Les personnages ont été animés après l'enregistrement des voix des acteurs, qui suffisent à les construire. Ce sont eux qui émeuvent, existent pour nous, bien plus que la dépressive Riley qu'on a déjà oubliée. Pas besoin pour cela de représenter ce qui se passe dans leurs âmes.
C'est la force des personnages que d'exister par le souvenir qu'ils nous laissent, souvenirs de films dont Vice versa montre, d'un bout à l'autre, à quel point ils sont intégrés dans notre expérience. La narration défait la crétine théorie de l'esprit(et pourtant standard) où les émotions se combinent aux pensées pour motiver nos actions et réactions. Joie, Tristesse, Colère, etc. n'existent pas comme causes des actions ou états mentaux de Riley, mais comme tous ces êtres et moments qui peuplent notre esprit, vivent en nous. Comme dans les rêves, décrits comme une industrie hollywoodienne nocturne qui retraite les souvenirs de la journée, tandis que des souvenirs délaissés s'effacent pour toujours. Vice versa, dans une réflexivité inédite, apprend aux enfants que leurs souvenirs de cinéma sont précieux aussi et aux spectateurs de Toy Story, aujourd'hui grandis, que nos souvenirs et nos vies sont faits de rêves de cinéma, moments teintés de mélancolie (les billes touchées par Tristesse malgré les efforts pour la réprimer), si présents, parce que passés. Et vice versa.
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Paul B. Preciado et Frédéric Worms.