Défiant l’Europe, la Hongrie construit un mur pour détourner de son sol le flot des migrants. A en croire les sondages, c’est le rêve de beaucoup de Français : 90 % d’entre eux se disent hostiles à l’idée d’en accueillir plus. Comme sur d’autres sujets (la libéralisation de la marijuana), 90 % des Français se trompent. Pas simple, la démocratie.
A leur décharge, c’est un beau casse-tête. Comme sur les drogues ou encore la question de l’école, sensibilités et opinions s’opposent à tout va. Aucune solution ne semble s’imposer, même à qui prétend garder la tête froide et aspire à faire le tour des problèmes posés. Ces sujets hautement politiques ont d’autres points communs. Si l’on veut être positif, il en est de stimulants : car ces matières invitent à agiter des idées hétérodoxes. Et se prêtent à expérimentation.
En 2010, l’économiste américain Gary Becker avait proposé une «solution radicale» : que les Etats d’accueil fixent un prix du visa qui se rapproche le plus possible du jeu de l’offre et de la demande. Concernant les Etats-Unis, un prix de 50 000 dollars apporterait 50 milliards à l’Etat fédéral, pour une entrée de 1 million de personnes par an (à peu près le nombre annuel de nouveaux détenteurs de la «carte verte»). Ce serait aussi une façon de sélectionner les entrants en fonction de leurs moyens financiers, les plus riches étant souvent aussi les mieux formés. Pour les candidats jugés intéressants mais incapables de payer une telle somme, Becker proposait un dispositif d’aide de l’Etat comparable aux prêts accordés aux étudiants par les universités.
Le Prix Nobel s’était fait renvoyer dans les cordes par son collègue de Columbia Jagdish Bhagwati. Celui-ci opposait des arguments qui résonnent fortement au regard de l’actualité européenne : la solution de Becker ne peut concerner les réfugiés ni par définition les immigrants illégaux ; d’autre part, les pays d’émigration seraient en droit de réclamer une compensation, vu les dépenses engagées pour former les partants ; enfin, cela revient à sacrifier la dimension éthique d’un problème sur l’autel de l’économie.
Mais Becker mettait le doigt sur une question fondamentale. Si on laisse de côté le cas des réfugiés politiques, qui vaut d’être traité à part, la proposition du Nobel s’inscrit dans le débat beaucoup plus général sur les avantages comparés de la prohibition et de la régulation par le prix. Où l’on retrouve la discussion sur la légalisation des drogues. Contrairement à ce qu’opposait Bhagwati, l’idée de Becker aurait un fort impact sur la forme la plus vicieuse de l’immigration illégale. Si, en effet, le prix du visa était élevé mais inférieur à celui exigé par les passeurs, ceux-ci trouveraient moins de clients. Concernant l’Europe, il ne serait pas illogique de s’engager dans une voie de ce genre. Notre continent a un besoin aigu de nouvelles forces de travail. Le ratio entre les 65 ans et plus et les 20-64 ans est en train de se rapprocher dangereusement de la barre des 50 % (et devrait même la dépasser en Allemagne d’ici à quinze ans). Ce n’est pas seulement par souci éthique qu’Angela Merkel conduit une politique si favorable à l’immigration. Les gouvernements plus frileux comme la France et le Royaume-Uni en paieront le prix.
Des chercheurs européens, y compris en France, explorent depuis quelque temps la piste Becker, revue et corrigée. Libération en a fait état - entretien avec Emmanuelle Auriol le 22 avril (1).
Dans l’esprit de ces spécialistes, une libéralisation assortie d’un prix de visa élevé devrait s’accompagner de la mise en place d’une politique beaucoup plus répressive à l’égard des passeurs et du travail au noir. Mais surtout, comme dans le domaine scolaire, des idées de ce genre ont l’avantage de pouvoir être testées sans lancer d’emblée un débat national, voué à l’échec. On peut, d’une part, réserver dans un premier temps ce type de mesure à un ou deux pays d’émigration en particulier, d’autre part réserver l’accueil des migrants en question à une ou deux régions candidates. On pourrait même concevoir d’en profiter pour moduler la valeur du Smic dans ces régions, afin d’y faciliter l’insertion des immigrés tout en faisant baisser le taux de chômage. Mais là, on touche à un autre tabou !
(1) «Vendre des visas aux travailleurs».