J'ai tellement de sujets de mécontentement que je pourrai gueuler jusqu'à la mort, comme un chien sans maître. C'est encore l'été, et j'ai envie de prolonger une douceur qui n'est pas d'actualité mais celle du corps. Bronzage au naturel, humeur artificielle, la rentrée nous plonge dans un état mixte. On rentre mais où ? La «purée septembrale» (vieux nom du vin) aura-t-elle du goût ? De quoi sera faite l'année, qui ne commence pas le 1er janvier, date purement formelle, mais ces jours-ci ? Nous avons la chance de vivre en termes de saisons, et il y a quelque paradoxe à retravailler quand il reste un mois d'été. Ce décalage fait de septembre un temps fort du rythme. Les Australiens vivent toute l'année en short mais qui a envie d'émigrer dans un pays sans alternance climatique ?
Le mois de septembre est donc un vêtement neuf qu'on n'ose pas encore mettre. Les pieds nus ne réclament aucune chaussure. Pour ne pas perdre leurs couleurs, certains croquent des rabs de week-ends : on prolonge. J'ai envie de rentrer / pas rentrer est l'air éphémère d'une chanson annuelle. Entre changement et permanence, la poésie de septembre tient à ce mouvement bancal. Le chiffre «sept» du neuvième mois nous trompe. L'été finit en automne.
Avec les années, le retour du même pèse ou rassure : rentrée scolaire, rentrée littéraire, rentrée politicienne, etc. le déjà vu impose sa loi. La vie est un marronnier qu’il faut ignorer carrément (difficile), ou élaguer. Le retour du différent est plus excitant, mais traître : «T’as passé un bon été ? - Oui, mais mon frère a eu un infarctus. Alors, la Sicile ? - Génial, je n’ai plus d’argent.» J’oscille et vous aussi, qui avez repris les transports et leurs moments de grâce, comme disait NKM, usagère avertie de la ligne 13 et future participante du forum «changer le monde». Pour rendre l’économie française plus performante, va-t-elle proposer qu’on ouvre les magasins la nuit, qu’on trime en août ? Dimanches d’août, Modiano vous a célébrés ! Je propose, moi, de fermer en septembre. De retenir un peu la laisse du monde. La société de la redite nous enjoint de revenir aux fourneaux : à part les têtes d’affiche et les journalistes culturels, qui peut en avoir vraiment envie ? Il faut tâcher d’amortir le temps. Le bon rythme est lié à une espèce de retard. Essayons des ruses de corps et d’esprit.
Désireux de rejouer aux bains de mer, je me rabats sur les piscines. La comparaison est cruelle ; au moins Paris Plages, cette attraction pour masochistes (c'est pour ça que ça marche si bien) a disparu. Mais les piscines de Paris sont en mode thomas clerc : la moitié d'entre elles est fermée au moment où on aurait envie d'un dernier saut d'eau - les bassins parisiens sont un sujet de chronique que nous ne faisons ici qu'effleurer. Nous décidons donc d'aller à la Bibliothèque nationale, puisque travailler fatigue les nerfs. Or, comme d'habitude à chaque rentrée, cette rombière a appliqué ma méthode sans jugement, elle ferme en septembre. Fait nouveau, son oisiveté n'excède pas une semaine : ils font des progrès, les gardiens du temple. Ils doivent ignorer qu'un homme plein de la sève de l'été a besoin de se vider la bouille avec des livres ; mais peuvent-ils ne pas savoir qu'un chercheur est à cette période en pleine vitalité créatrice ? C'est en janvier qu'il faut fermer, décideurs qui ne connaissez pas les règles de votre propre milieu. A la fac, c'est pareil, désormais le supérieur s'aligne sur le lycée, on sacrifie la recherche au calendrier scolaire. On commençait le 1er octobre, on reprend maintenant la semaine prochaine. C'est idiot. L'intérêt intellectuel commande de reprendre progressivement. Je plaide la variété des rythmes.
Entre le désir d'agir et celui de refaire la sieste, la période relève d'un tempo subtil. Face au drame des migrants et du terrorisme, ces questions de rythme semblent peut-être dérisoires ; elles sont pourtant à la base du social, du politique et du poétique. Croyez-en Henri Meschonnic et sa Critique du rythme : anthropologie historique du langage (713 pages), que j'ai lue cet été, à côté de vieilleries superbes (la Prose du Transsibérien), de poésie répétitive (Tarkos), de contemporain en retard (Soumission) ou injustement méconnu (Anne Serre). La rentrée littéraire ? C'est le contraire même de la littérature, qui ne s'arrêtant jamais, ne reprend pas. Qui se remet à lire, à part les mômes ? Puissent les corps garder un peu les stigmates de l'été. Vous êtes encore séduisants, détendus. Rassurez-vous, ça ne durera pas. Le RER a enfin aligné ses zones tarifaires, qui le rendent plus «attractif». Avec un passe Navigo, on peut même voyager dans le Thalys.
Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Christine Angot, Thomas Clerc et Marie Darrieussecq.