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Libération

Les morts-vivants des pays riches

Terrorisme islamiste, crash de la Germanwings, attaque de Virginie… de nombreux meurtriers se suicident ou meurent avec leurs victimes. Que faire face à ceux qui n’ont plus rien à perdre ?
publié le 4 septembre 2015 à 17h36

L’assassinat en direct de deux journalistes d’une chaîne de télévision de Virginie par l’un de leurs anciens collègues a donné lieu à des critiques mille fois entendues à propos du danger des armes à feu ou des mauvais usages d’Internet. Pourtant, l’aspect le plus inquiétant de cette affaire n’est pas là.

Ce qui est redoutable, c’est le suicide de l’assassin, la manière dont cet acte lui a permis d’assouvir sa haine et sa colère envers ses semblables tout en se soustrayant aux punitions légales. Comme s’il avait décidé de mourir, mais qu’avant d’exécuter sa ténébreuse sentence, il avait voulu se faire plaisir. Ce déferlement de violence envers autrui sera impuni. Pour le même prix, il se suicide et il tue ceux qu’il a envie de voir mourir. Cela paraît tellement rationnel qu’on se demande pourquoi ce type de crimes n’est pas déjà plus répandu, non seulement chez les suicidés, mais aussi chez les malades en phase terminale. On dira que tous les candidats au suicide, et tous les malades sans espoir, n’ont pas envie de tuer, et c’est sans doute vrai. Or, les premiers, à la différence des seconds, tuent. Pire. Ils tuent quelqu’un qu’ils sont censés chérir un tout petit peu. Une autre explication au pacifisme des suicidés pourrait être que ces derniers cherchent à préserver leur bonne réputation post mortem. Mais l’on sait que les suicidés n’ont pas une réputation excellente. On les accuse d’être des fous ou des déprimés, voire des lâches. Ce sont justement les soupçons que font naître les tueurs ordinaires. Peut-être les suicidés sont-ils freinés par le jugement de leurs proches, du petit groupe de personnes qui compte pour eux.

Or, dans nos sociétés, ces groupes (famille, amis, collègues, voisins) manquent de force pour provoquer ces craintes.

C’est pourquoi cette nouvelle manière de se suicider s’installe et se répand. On pourrait y inclure non seulement les cas similaires à celui du tueur de Virginie, mais aussi les massacres commis par les assassins de masse, comme le pilote de la Germanwings ou par les jihadistes nés dans les pays occidentaux. Il n’est pas difficile d’imaginer que cette violence finira par rendre la criminalité ordinaire ainsi que les armes pour la combattre absurdes.

Après avoir instauré des sociétés beaucoup moins violentes que par le passé, nous en connaîtrons d’autres terriblement dangereuses dans lesquelles les châtiments n’auront pas la moindre force dissuasive sur les meurtriers. Des sociétés qui se rempliront d’individus qui n’ont plus rien à perdre. Des individus qui respireront alors qu’ils seront déjà morts, et qui deviendront le cauchemar des vivants. Nous les croiserons dans les rues, dans les bus, dans les métros pendant qu’ils seront en train de jouir à l’avance des meurtres qu’ils commettront avant de se donner la mort. Nous les surprendrons parfois dans les miroirs de nos salles de bains, et ils auront le même sourire que nous.

Que devrait donc faire un bon gouvernement pour éviter qu’une telle catastrophe ne vienne miner les efforts réalisés depuis tant d’années en vue de construire des sociétés policées, sûres et vivables ? Voilà la grande question que l’on élude en discutant sans fin sur les armes à feu, les dangers d’Internet ou sur le terrorisme islamiste qui touche les jeunes nés chez nous. Ce n’est ni la pauvreté ni le chômage ou les discriminations, comme on ne cesse de le rabâcher qu’il faut combattre pour en finir avec les morts-vivants des pays riches. C’est la pauvreté ou l’absence de liens avec les autres qui les tuent alors qu’ils sont encore vivants, et qui les poussent à tuer. Tant que nos gouvernements ne seront pas disposés à construire et à nourrir ces liens - au lieu d’en vanter honteusement les mérites - nous risquerons, chaque jour un peu plus, de mourir dans un supermarché ou dans le couloir d’un TGV.