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Libération

Tronc mignon

Paris, Aout 2015. Portrait de Julian Bugier, présentateur du JT pour France Télévision COMMANDE N° 2015-0998 ACCORDWEB
publié le 4 septembre 2015 à 17h56

Il est beau. C'est le premier constat que l'on fait face à cette photo, parue vendredi dans Libération. Julian Bugier, visage de France 2 et sujet d'un portrait signé Quentin Descamps, est parfait. Il a 33 ans, les traits symétriques, les yeux perçants, le cheveu bien peigné, la chemise repassée, la peau nickel. Le journaliste ressemble au jeune Alain Delon, celui des années italiennes, chez Visconti ou Antonioni. L'image, réalisée par Samuel Kirszenbaum, est remplie de classicisme, autant celui du cadrage que de la plastique du modèle. Pourtant, elle étonne. Le beau gosse du jour est un être télévisuel, un homme-tronc. On voit sur cette photo des choses banales mais jusque-là jamais vraiment dévoilées : son bassin et ses jambes. Sa chemise est un peu débraillée, ses poignets sont pliés dans un ourlet décontracté. En opérant un léger mouvement de recul, Samuel Kirszenbaum donne un autre regard sur Bugier, cet avatar télévisé sorti de la série de SF Real Humans et qui, nous dit l'article, «se brosse toujours les dents, et boit un Coca light avant de prendre l'antenne».

La photographie a été prise dans la cafétéria du siège de France Télévisions, à Paris. La séance a duré une quinzaine de minutes. Kirszenbaum a posé un fond blanc pour cacher les machines à café et autres éléments de mobilier d'entreprise. «Il est très gentil, presque trop aimable. Du coup, on se sent presque désarçonné face à ce type de personnalité. Le défi est de ne pas faire un cliché qui soit trop télévisuel.» En gros, une image qui aurait sa place dans Télé Z ou dans l'organigramme de la chaîne. Mais, s'il est au fond assez facile de policer quelqu'un de très rock, comment faire l'inverse et dynamiser la modération ? Kirszenbaum : «Je lui ai demandé de ne pas sourire, d'avoir une expression la plus neutre possible.» Il s'agit donc de retrancher le garçon dans sa réserve, dans le paradoxe qui fait une part de son succès frémissant : Julian Bugier est à la fois interchangeable et singulier. Il est banal par son look, son attitude, son sourire de gendre idéal, mais il s'en distingue par sa normalité. C'est le propre de l'esthétique télévisuelle et grand public : nous faire croire que tout est possible. Kirszenbaum : «Julian Bugier est un homme d'images. Il connaît la lumière, sait la capter.» L'intelligence de cette photographie, c'est qu'elle accepte le journaliste tel qu'il est, soit une belle apparence, et que s'ajoutent une distance, un commentaire subtil.

Les défauts des êtres sont matière aux images. On peut supposer que la plus grande difficulté pour le photographe mandaté par Libé a justement été la délicatesse des traits de Bugier plus qu'autre chose. La beauté occulte la précision, adoucit le tranchant. Quand un modèle est parfait, on oublie qui c'est. Ainsi d'une image datant de 1900, réalisée par Nadar, un portrait du duc de Guiche. Le garçon est si beau que l'on pourrait se contenter de la surface, et oublier que cet aristocrate a été l'inspiration du merveilleux personnage de Robert de Saint-Loup dans la Recherche proustienne. C'est le même processus à l'œuvre dans la photo de mode. Ici, Julian Bugier a-t-il l'air d'un journaliste ? Non, il pourrait aussi bien être acteur, écrivain, prof ou même homme politique. Sauf que, pour la dernière catégorie, Samuel Kirszenbaum précise : «Il n'aurait jamais mis les mains dans les poches.»