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Libération
Chronique Réjouissances

Ce que serait devenu Aylan s’il avait survécu

Anticipation des migrations économiques et climatiques qu’aurait effectuées puis provoquées l’enfant kurde s’il avait trouvé asile en France.
publié le 7 septembre 2015 à 17h56

Le gamin crache de l’eau, tousse à s’en faire vomir et écarquille des yeux embués. Hagard, il regarde l’aube se lever sur la plage de Bodrum. Il frissonne. Son tee-shirt rouge dégouline, son bermuda bleu ruisselle et ses chaussures «flic-floquent». Un soldat turc s’approche. Aylan est sauvé.

Imaginons maintenant ce qu’aurait été la vie de l’enfant migrant le plus célèbre de la planète émotion s’il avait survécu au naufrage de la barcasse qui le menait vers l’île grecque de Kos et vers l’Europe aux parapets branlants et à l’accueil vacillant.

Aylan a 5 ans. Après l'enterrement de sa mère et de son frère aîné, noyés au large de Bodrum, il est retourné vivre à Kobané avec son père. Rien ne change. L'Etat islamique attaque, les Kurdes ripostent, la coalition bombarde. Le père négocie avec un nouveau passeur. Cette fois, l'onéreuse odyssée se passe mieux.

Les voici tous deux en France, quotas européens et pirouette du gouvernement aidant. Le père obtient l’asile et reprend son métier de coiffeur. Aylan entre à l’école. Il suit des cours d’éducation morale et civique où l’on prêche la solidarité et l’altruisme, la générosité et la bienveillance. A la cantine, il a bon appétit. Il mange de tout. Halal, veggie ou pur porc, qu’importe.

Aylan a 17 ans. Il ne sera pas footballeur, il est né avec 2 pieds gauches. Personne ne le vendra 80 millions d'euros à Manchester United. Il préfère le hockey sur glace. Sauf qu'il n'y a pas de patinoire dans le quartier.

Il ne sera pas rappeur. Il trouve cette musique pénible et démodée. Il n’est pas du genre à jouer les cailleras à l’élégance rutilante ou à dealer du shit pour asseoir sa crédibilité de rue. Fumer le fait tousser et il préfère écouter Téléphone, un groupe de rock français reformé pour la douzième fois, découvert grâce aux grands-parents d’un copain.

Il ne sera pas jihadiste. Il se fiche des religions qui ont fini par gangrener l’exception laïque et qui prospèrent dans un œcuménisme réactionnaire que ne déteste pas l’Europe démocrate-chrétienne. Lui se bricole une spiritualité un peu indoue, un peu vaudoue, un peu j’m’en fous. Surtout, comme il n’est pas très exhib, il ne se voyait pas se mettre torse nu pour zigouiller les voyageurs du Thalys. Sans compter la vue du sang qui le fait tomber dans les pommes.

Aylan a 25 ans. Il a fini ses études. Tout s'est bien passé, sans génie particulier, ni décrochage en vol plané. On ne le célébrera pas comme un héros des filières d'excellence, comme une star de la diversité scolaire. Il n'a pas été lauréat au concours général, n'est pas sorti major de l'X. Mais franchement, il s'est bien débrouillé. Il en avait marre de voir son père couper les cheveux en quatre et tirer le diable par la queue. Il a fait un master de finance internationale. Demain, il part en stage à Londres chez Lehman Brothers, banque d'affaires ressuscitée trente ans après la faillite de 2008.

Aylan a 30 ans. Il fait faire le tour du monde à des apprentis traders et passe par Francfort, Hongkong et les îles Caïmans. Il se sent extrêmement français au lait cru mais ne sait trop s'il reviendra bosser dans l'Hexagone très camembert. Il est d'ici et de là-bas, et ça lui va comme ça. De toute façon, il passe ses ordres d'achat d'un peu partout. Il lui suffit d'une adresse IP pour que son coefficient d'employabilité soit maximisé sans immobilisation d'actifs dans la location de bureaux paysagers.

Aylan a 40 ans. Par ses coups en Bourse, il fait bouger les gens. Délocalisations, dumping social, fusions-acquisitions. Tout n'est pas encore dématérialisé. Il faut encore de la présence physique sur zone de production. La force de travail circule de plus en plus vite pour le plus grand profit du capital. Le nord aussi est rentré dans le maelstrom de ce qu'on nomme par euphémisme «missions à l'étranger».

Aylan a 50 ans. Il a fait beaucoup d'argent. Il a pu s'offrir une grandiose résidence en Camargue. Mais les glaciers fondent et sa maison commence à prendre l'eau. Il hésite entre se faire construire un nid de pie enneigé et mettre à flots un splendide cabin-cruiser à bord duquel il vivrait en autarcie sur les mers montantes du globe.

Aylan a 60 ans. Il est allongé sur la couchette king size de son yacht à moteur décarboné. Il vit en nomade de luxe, nourri des légumes bio qui poussent sous serre sur le pont supérieur. Nouveau Noé, il a embarqué dans son arche des couples d'animaux qu'il loge dans les soutes et cajole comme les enfants qu'il n'a pas voulu avoir.

En philanthrope plein d’empathie pour ceux qui luttent contre la misère humaine, il n’oublie jamais de subventionner les ONG qui secourent les migrants climatiques.

Tout à coup, un grand bruit. Le bateau vient de percuter un écueil non signalé. Aylan a enfin atteint l’île de Kos, récemment immergée.