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Libération
Par Laurent Joffrin

Les zones d’ombre de l’histoire

Contre les fantasmes et la paranoïa, l’écrivain Rémi Kauffer remet l’espion à sa juste place, et rappelle qu’il travaille sous l’autorité d’un gouvernement.
publié le 16 septembre 2015 à 20h56

Le complotisme est un mal de l’esprit. On doit se garder comme de la peste de voir en toute chose l’influence de puissances occultes et perverses qui manipuleraient le théâtre de l’histoire comme on tire les ficelles des marionnettes. La plupart du temps, l’histoire se fait au grand jour et non dans de fantasmatiques cabinets noirs. Pourtant, il existe aussi de vrais complots, organisés par des vrais comploteurs, rusés, acharnés, supérieurement retors. Il faut les connaître, non pour céder à la paranoïa mais, justement, pour distinguer la véritable intrigue, documentée par les historiens, des fantasmes qui ne cessent de courir sur le 11 Septembre, l’assassinat de John F. Kennedy ou la conquête de la Lune, et qui sont, en général, l’expression d’obsessions extrémistes dirigées contre telle ou telle catégorie, les juifs, les Américains, les communistes ou les francs-maçons. Tel est l’un des grands intérêts du livre de Rémi Kauffer consacré à l’histoire mondiale des services secrets. En braquant le projecteur sur les zones d’ombre de l’histoire, il en circonscrit le champ. Ainsi, des espions spartiates aux opérateurs de la NSA, le livre passe en revue vingt-cinq siècles d’espionnage, de coups tordus et d’opérations secrètes, pour une passionnante promenade dans l’envers de l’histoire mondiale.

L’espion fascine le chaland, l’agent secret fouette l’imagination, les opérations spéciales passionnent le public. La fiction en fait son miel, de Ian Fleming à John Le Carré, de Balzac à Alfred Hitchcock. Rémi Kauffer, qui a passé une grande partie de sa vie à démêler les écheveaux de l’espionnage comme journaliste et comme écrivain, fait ainsi défiler une série d’histoires vraies qui sont autant de scénarios pour des films haletants. On visite ainsi la tortueuse combinaison qui a conduit à la mort de Marie Stuart, les manœuvres du Roi Soleil, ce service secret de Louis XV qu’on appelait le «secret du roi», les complots ténébreux financés par les Anglais contre Bonaparte. Au cœur de l’époque moderne, on suit les méandres de l’incroyable opération d’intoxication, qui a permis à la Gestapo de faire décapiter l’état-major de l’Armée rouge par Staline ; on décortique la saga de la fameuse machine Enigma qui permit à Churchill de surprendre les secrets de Hitler, la ruse suprême qui a abusé les Allemands sur le lieu du Débarquement ; le décryptage des codes soviétiques par les Américains (opération «Venona») qui a conduit à l’exécution des époux Rosenberg ; les opérations américano-boliviennes qui ont scellé le sort de Che Guevara ; les sibyllines intrigues qui ont précédé le 11 Septembre.

On apprend surtout à assigner sa juste place à l’espionnage et aux coups tordus dans le déroulement de l’histoire. Cette place est remarquable : César, Napoléon, Foch, Montgomery, Eisenhower ou l’amiral Nimitz doivent certaines de leurs plus belles victoires au travail obscur d’espions habiles, qui leur ont fourni les plans de l’adversaire ou bien qui ont intoxiqué leurs ennemis. Le décryptage de la machine Enigma et l’action d’espions comme «Garbo» ont donné aux Alliés le succès dans la bataille de l’Atlantique et facilité grandement la réussite du Débarquement. L’assassinat de Yamamoto, celui de Heydrich, du Che ou de Ben Laden, à la suite d’opérations secrètes, ont pesé sur l’histoire. C’est l’espionnage qui a permis à Staline de se doter plus vite de la bombe atomique, et c’est encore l’espionnage qui a favorisé les opérations menées un peu partout par la CIA, légitimes ou désastreuses, mais toujours importantes pour le cours des événements. Le Mossad a joué un rôle essentiel dans la survie de l’Etat d’Israël, comme les espions au service des Grecs leur ont permis de déjouer l’irrésistible invasion des rois perses.

Mais rares sont les cas où les services secrets agissent d’eux-mêmes pour imposer leurs vues. L’idée d’une histoire orientée en coulisse par des hommes de l’ombre ne résiste pas à l’examen. Comme leur nom l’indique, les services secrets sont au service de leur gouvernement. Les cas où ils se retournent contre eux sont rarissimes. Toujours, ils mettent au service du pouvoir leur savoir-faire subreptice ou expéditif. Lénine crée la Tchéka, trois semaines après sa prise de pouvoir, comme un instrument décisif de sa survie politique, de même que Hitler fonde la police secrète nazie, un mois après son accession à la chancellerie. Ces instruments essentiels de la dictature restent des instruments. C’est le gouvernement, in fine, qui décide. L’espion fait rêver. Mais il obéit.