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Libération
Par Alain Duhamel

Réfugiés : la bataille de l’opinion

Le débat sur l’accueil des migrants est une occasion inespérée pour Marine Le Pen de réactiver le cauchemar des invasions barbares.
publié le 16 septembre 2015 à 20h56

Face à l’afflux croissant de réfugiés venus du Moyen-Orient et notamment de Syrie, une bataille redoutable s’engage dans l’opinion. C’est vrai à l’échelle de l’Europe tout entière, cela vaut aussi pour la France. Ici, dans un premier temps, les sondages avaient indiqué qu’une nette majorité de Français était hostile à l’accueil de réfugiés venus de l’autre côté de la Méditerranée. Cette attitude contrastait spectaculairement avec celle des Allemands, qui se disaient prêts à recevoir demandeurs d’asile et migrants économiques. On avait vu dans ce décalage une sorte de parabole : une nation en bonne santé, dynamique et confiante en ses capacités, se disait prête à absorber par centaines de milliers ces immigrés fuyant la guerre, les persécutions ou la faim. En face, une autre nation, anxieuse et incertaine de son destin, refusait de s’ouvrir aux déshérités, classant désormais la générosité au-dessus de ses moyens.

Et puis, dans un deuxième temps, notamment sous le coup de l’émotion suscitée par la photo du corps d’un petit garçon syrien, mort sur une plage turque, l’opinion hexagonale semblait s’être retournée. Cette fois, une majorité acceptait de recevoir les demandeurs d’asile. Les reportages sur l’accueil fraternel des populations et sur les initiatives de certaines municipalités se multipliaient. La France paraissait soudain renouer avec ses traditions et avec ses valeurs. A l’élan de solidarité nationale, né en janvier, faisaient écho, cette fois-ci, des gestes de fraternité internationale. Une France généreuse et comme ragaillardie émergeait de la France blessée et complexée par la crise.

Une dangereuse illusion serait de croire que la bataille de l’opinion est d’ores et déjà gagnée, et que les Français ont définitivement choisi le camp de la main tendue plutôt que celui des poings fermés. La volte-face subite d’Angela Merkel risque, en effet, de brouiller lourdement le climat, et les contradictions européennes flagrantes peuvent remettre en cause les élans ou les choix des Français. En réalité, on retrouve, comme en janvier, deux France aux réflexes et aux sentiments bien distincts, voire opposés. Dans les circonstances actuelles on peut même craindre que l’idéologie des frontières trouve un terrain beaucoup plus favorable que l’esprit des Lumières. Entre d’un côté des thèses sommaires, brutales, mensongères et manipulatrices, jouant sans complexes des peurs, des amertumes, des sentiments d’abandon ou de dessaisissement, et de l’autre côté des politiques prudentes, compliquées, contraintes d’arbitrer sans cesse entre des facteurs contradictoires (Schengen et souveraineté, solidarité et égoïsme national, respect du droit et lenteurs bureaucratiques, diète budgétaire et aides financières), la partie n’est pas égale. Le terrain avantage Marine Le Pen, et elle sait s’en servir.

La présidente du Front national ment quand elle présente la France comme soudain menacée par un déferlement migratoire irrésistible, alors que les demandeurs d’asile ne rêvent que de l’Allemagne, de la Grande-Bretagne ou de la Suède, et que les migrants économiques savent qu’ils ont peu de chance de trouver dans l’Hexagone emplois, sourires et cartes de séjour. De même, accable-t-elle en permanence l’Europe d’accusations d’impuissance et d’immobilisme, alors qu’elle a tout fait pour la priver de moyens d’action. Il n’empêche : l’alarmisme, le catastrophisme, la stratégie de l’affolement touchent plus facilement les esprits que le juridisme, l’austérité de dossiers enchevêtrés, la parole retenue des responsables gouvernementaux. Bernard Cazeneuve parle vrai et s’écoute mal, Marine Le Pen épouvante et remue.

Elle a la partie d'autant plus belle que l'immense majorité des responsables fait front contre elle dans une inévitable cacophonie. Les Eglises appellent avec ferveur à la fraternité. Les gouvernants tentent de protéger les demandeurs d'asile et de décourager les migrants économiques, découplement laborieux par essence. François Hollande, Manuel Valls, les ministres veulent respecter les principes républicains en diminuant les flux de leur mieux. Ils défendent une conception stricte et minimaliste de la solidarité que les ONG ou la gauche radicale voudraient au contraire généreuse et maximaliste. A droite, Les Républicains soutiennent des positions assez proches de celles du gouvernement sans vouloir l'avouer et en poursuivant leur guerre intestine. Cela rend le concert de la solidarité difficilement audible, passablement désordonné, foncièrement embarrassé. Marine Le Pen est à l'offensive, François Hollande sur la défensive. Il accepte maintenant les quotas qu'il rejetait. Il accueille les demandeurs d'asile sans les encourager. Marine Le Pen prétend claquemurer la France que le chef de l'Etat n'entrouvre qu'à l'espagnolette. L'une agite le cauchemar des invasions barbares, l'autre rêve de solidarité indolore. Tous deux n'ont en tête que la xénophobie, elle pour en faire une arme, lui pour trouver un bouclier. Elle tonitrue, il argumente. Passion contre raison, Chevauchée des Walkyries contre Clavecin bien tempéré.