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Libération
Chronique «Philosophiques»

Le cœur et la raison, par Michaël Foessel

Le chef du gouvernement, Manuel Valls, s’engage de manière contradictoire à être bon et sévère, hospitalier et gestionnaire, altruiste et impitoyable.
Manuel Valls en conférence de presse à l'Assemblée Nationale, le 21 septembre 2015. (Photo : Stéphane De Sakutin. AFP)
par Michaël Fœssel, Professeur de philosophie à l’école Polytechnique
publié le 24 septembre 2015 à 17h56

C'est par un prodigieux oxymore que Manuel Valls a décrit devant l'Assemblée nationale la politique du gouvernement à l'égard des migrants : «Il faut du cœur, bien sûr, mais un cœur intelligent. Un cœur ferme.» Si le «cœur intelligent» est une formule d'Alain Finkielkraut, on peut parier que le «cœur ferme» sort tout droit des services de communication de Matignon. Dans ce domaine, on était habitué au couple paradoxal de l'«humanité» et de la «fermeté», le second terme étant destiné à abolir ce que le premier pourrait impliquer de générosité superflue. Avec son «cœur ferme», le chef du gouvernement franchit encore une étape dans les synthèses improbables destinées à satisfaire tout le monde. Il s'engage de manière contradictoire à être bon et sévère, hospitalier et gestionnaire, altruiste et impitoyable. En espérant, sans doute, qu'une opinion publique hostile à l'ouverture des frontières oubliera l'élan du cœur et retiendra la fermeté de la volonté.

Pour autant que la formule possède un sens, un «cœur ferme» est un cœur qui revendique ne pas avoir les moyens de sa politique. A la manière des autorités européennes, il voudrait bien accueillir, mais il se résout à construire partout des forteresses. C'est un cœur perdu dans une conjoncture où le Front national domine idéologiquement sur tous les sujets qui touchent à la nation et aux étrangers. Autant dire un cœur sans cœur qui, à peine s'est-il ému du sort du petit Aylan, tressaille devant les masses de migrants qui menacent de submerger l'Europe.

Dans une société médiatique qui suscite les émotions les plus contradictoires, le cœur est condamné à l’oxymore. Sursollicité par des images de détresse, la tentation des âmes est de se refermer pour ne plus souffrir de la souffrance des autres. On en vient alors facilement à l’idée suggérée par la formule de Valls : pas plus que la France, un cœur ne peut accueillir toute la misère du monde. Tendre par essence, il deviendrait ferme par nécessité.

C’est pourquoi il faut se demander si c’est bien du cœur qu’il s’agit dans le devoir d’accueillir ceux qui réclament un asile. Tant qu’elle ne reste qu’un sentiment, l’humanité est aussi intermittente que le cœur. Elle dépend des circonstances et de la capacité des nouveaux arrivants de nous émouvoir. Aussitôt qu’ils cessent de nous inspirer de l’empathie et suscitent de la crainte (ce qui finit toujours par arriver), le sentiment d’humanité s’affaiblit et le cœur se nie lui-même dans la fermeté.

Face à l'égoïsme des nations, il y a heureusement d'autres ressources que celles du cœur. Lorsqu'il fonde le droit cosmopolitique, c'est-à-dire celui des étrangers à être considérés comme des citoyens du monde, Kant prend la peine de préciser qu'«il ne s'agit pas de philanthropie, mais du droit» (Vers la paix perpétuelle, 1795). L'hospitalité n'a rien à voir ici avec la bonté, elle désigne ce «droit qu'a tout étranger de ne pas être traité en ennemi à son arrivée dans le pays d'un autre être humain». C'est la raison qui dicte cette conduite aux Etats et à leurs nationaux : la Terre étant ronde, les hommes sont condamnés à une promiscuité qu'il faut rendre habitable.

Pour autant qu'on ne la confond pas avec la faculté de calculer, la raison exige qu'aucun lien entre les individus ne soit abandonné à la violence du non-droit. Du seul fait qu'ils sont là, et n'ont en général nulle part ailleurs où aller, les arrivants entrent dans une communauté juridique qui les habilite comme sujets de droits. Ce n'est donc pas le cœur, mais la raison juridique qui, comme le dit encore Kant, stipule qu'aucun individu n'a, plus qu'un autre, «le droit d'être sur un lieu de la Terre». L'équivalence des lieux n'est que la traduction géographique de l'équivalence des places sans laquelle il n'y a pas de liberté.

Contrairement au cœur, la raison peut être «ferme» sans se contredire. Dès que l’on introduit le droit cosmopolitique dans l’édifice juridique, on reconnaît qu’il ne souffre pas d’exceptions. La seule conditionnalité est celle qui définit le statut de réfugié : une fois que ce statut est accordé (et comment pourrait-il pas ne pas l’être aux arrivants de Syrie, d’Irak et d’Erythrée ?), il doit s’appliquer sans discussion. Si un peu de raison éloigne du cœur, beaucoup y ramène. Et nous immunise contre sa sécheresse.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel et Frédéric Worms.