Menu
Libération

Internet, un droit de l’homme à la gomme

Qu’Internet change le monde, on est bien d’accord. De là à le célébrer comme le bien commun de l’humanité, faudrait voir à se calmer sévère.
publié le 5 octobre 2015 à 17h16

Parfois, mon journal m'irrite. Ce lundi 28 septembre, ça affiche : «Liberté, égalité, Internet». Libération vante la loi sur la République numérique. Et la manchette tambourine à la gloire d'une technologie censée faire le bonheur de l'humanité. Il semble même qu'il soit de la dernière urgence de garantir l'accès au réseau des réseaux à tout un chacun et de porter cette ardente nécessité au rang de nouveau droit de l'homme. Devant un tel enthousiasme, permettez-moi quelques nuances rabat-joie. Cette mutation majeure doit être appréhendée avec un discernement ironique et renvoyée dans ses buts quand elle nous fait prendre des vessies libérales pour des lanternes libertaires.

1) Les droits de l'homme ont bon dos. A la fin du XXe siècle, ces fameux droits ont déjà servi à justifier les guerres faites aux peuplades arriérées, au nom d'un universalisme très occidental. Ils se retrouvent maintenant enrôlés pour rabouter la galaxie perdue des pauvres et des vieux, des défiants et des déviants au monde merveilleux que nous imaginent Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) et compagnie. Oh, cela part des meilleures intentions ! Nos zélotes du rattachement caritatif pensent que vivre débranché est aussi grave que de mourir de faim ou que d'être torturé par l'aphasie du monde d'avant.

2) Plutôt 1789 que 1948. Il y a deux déclarations des droits de l'homme. Il y a celle de 1789, bourgeoise et française, qui s'attaque aux privilèges de l'aristocratie. Et, il y a celle de l'ONU en 1948, celle des rescapés du nazisme qui ont découvert la fraternité dans les maquis et les camps. Pour sortir du servage et de l'arbitraire, 89 tient à garantir «la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression». Pour mettre des pare-feu au capitalisme démocratique, 48 se soucie de social. Cela parle éducation gratuite, Sécurité sociale, vacances, égalité des chances et même «droit au travail». J'ai peur qu'Internet soit plus 89 que 48, plus transbordement de fortunes que protection salariale.

3) Le fétichisme technologique est chose étrange. S'agenouiller devant une machinerie, aussi révolutionnaire soit-elle, dénote une inquiétante religiosité. Il est vrai qu'on a les idoles qu'on peut et qu'Internet est moins sanguinaire que monsieur Allah ou moins périmé que De Gaulle remixé par Morano. Internet est comme la langue d'Esope, la pire et la meilleure des choses. Le don d'ubiquité y percute l'hystérie de l'immédiateté. Le nomadisme connecté mute souvent en feignasserie sédentaire devant écran. La fin des intermédiaires en chair et en os provoque de l'esseulement et de la perte en ligne humaine. Et comme souvent, baisse des coûts rime avec licenciements. De là à demander aux canuts de vénérer les métiers à tisser...

4) Le plus petit «commun» dénominateur. Il y a un mot valise, un mot en similicuir qui, ces jours-ci, circule sur les ondes bavardes. C'est le mot «commun» mis au singulier comme au pluriel. Je sais bien que cela vient de l'anglais common et je vais m'éviter le ridicule de souligner l'assujetissement langagier des geeks politiques à la domination technique de l'empire anglo-saxon. Devant l'emploi de «chose commune» ou de «bien commun», je n'aurais pas moufté. Mais quand on m'explique que l'avenir de l'espèce nécessite que l'Etat mette en accès libre ses données pour que des start-up en tirent le plus grand bénéfice avant de se faire racheter par des majors défiscalisées, je ne peux m'empêcher de rire jaune. Car la privatisation des profits va toujours de pair avec la socialisation des pertes. Et cela me permet de rappeler qu'en français, «les communs» ont longtemps désigné les logements des domestiques. J'ai peur que cela se transforme en résidences fibrées pour ces serviles servants du Web que nous sommes devenus.

5) La gratuité, c'est le vol. Pour finir, je vais faire bugger ma lancinante chouinerie de dépossédé. Je vais arrêter de râler contre les idiots si utiles à Gafa, contre ces libertaires originels devenus militants marchands, contre ces tenants d'un Internet libre et non faussé, participatif et très open à la source. Je vais cesser de rappeler comme Denis Olivennes ou Richard Malka que la gratuité, c'est le vol, que tout travail mérite salaire et que les auteurs ont des droits. Internet a tué l'information et la culture rémunérées. Qu'elles reposent en paix ! Inutile de pleurnicher, d'autant que ce n'est pas le PS au pouvoir qui y mettra bon ordre. Oublions la licence globale ! Parlons de revenu d'existence pour les artistes et les journalistes. Surtout, prélevons des taxes à haut débit sur ces voleurs de créativité que sont les industriels numériques et autres bienfaisants droit-de-l'hommistes d'une humanité zéro point zéro.