Ils formaient un petit groupe, dans un coin de la permanence de campagne, à Toul. Pour la circonstance, ils avaient tenu à faire le déplacement. Un peu assommés tout de même, ils se serraient les uns contre les autres. Sur l’écran de BFM, les présentateurs multipliaient les sourires et les sous-entendus, pour laisser comprendre ce que tous les internautes savaient déjà, sans parler des Suisses et des Belges : dans quelques minutes, Nadine Morano allait gagner le second tour de l’élection présidentielle, avec 54 % des voix, contre 46 % à Manuel Valls.
Venue assister à l'événement, l'élite des médias français se tenait chaud comme elle savait le faire : en se lançant des piques. «Quand même, vous avez fait fort avec vos couvertures bien pensantes», soupira le directeur de Marianne à ses confrères des hebdos. «La transgressive», «Jusqu'où ira-t-elle ?» «Jeanne d'Arc réveille-toi, elle est devenue folle». «Tu peux parler, répliqua son homologue du Point. Quand vous avez fait "la plus triste histoire de blondes de tous les temps", vous lui avez fait gagner sept points d'un coup.» Leur gobelet de mousseux tiède à la main, ils se turent un instant. Tous savaient que c'était vrai. Quand ils avaient découvert que Nadine Morano faisait vendre, ils avaient mis Morano en couverture, une semaine sur trois. Avec sa une sur les blondes, Marianne avait même battu le record de ventes de sa couverture mythique sur le «voyou Sarkozy», en 2007. Près de deux ans durant, Morano avait trôné au centre de la vie politique.
Ils se repassaient l'incroyable film. Cette sortie sur «la race blanche», chez Ruquier. L'éviction de la tête de liste aux régionales. Et puis, auréolée de son martyre, l'incroyable, l'imprévisible envol de la fusée : les dons et les adhésions au micro-parti, les salles de meetings pleines, l'entrée triomphale dans les sondages de popularité, puis dans les sondages électoraux. Les sondeurs avaient eu beau redresser et re-redresser leurs résultats bruts, Morano se détachait. Sincérité, authenticité, adversité : dès lors, la primaire de la droite était pliée. Solennels et amers, Juppé et Fillon, dans une conférence de presse commune, s'étaient désistés pour elle au dernier moment, la laissant seule face à Sarkozy. La victoire à l'arraché, vite suivie des ralliements des ténors sarkozystes, le ticket avec Le Maire, promis à Matignon, autour du thème de la jeunesse et du renouveau : tout s'était enchaîné.
Abasourdie par l'événement, l'élite de la presse en avait néanmoins engrangé les bénéfices. L'envolée des ventes, d'abord. Avides de récits d'humiliation, les lecteurs se jetaient sur les supputations à propos des maroquins réservés à Juppé et Fillon (le Travail ? La Ville ? Les Personnes dépendantes ?) La rumeur de l'arrivée de Marine Le Pen au ministère de la Justice, avec mission spéciale de superviser toutes les instructions judiciaires sur les affaires Sarkozy, déchaînait une satisfaction vengeresse. Quant aux sites de presse, ils avaient enregistré des records de clic à chaque «dérapage» de la candidate, à la moindre de ses sorties sur les mosquées, les hamburgers hallal, les abattages rituels - ah, cette intrusion masquée dans un abattoir avec Brigitte Bardot ! - les menus des cantines, les performances sexuelles des Noirs, l'hygiène des restaurants chinois. Le jour où la candidate avait fait irruption dans les cuisines d'un restaurant coréen pour prouver que les Coréens mangent du chien, la photo avait fait la une du New York Times. Quant à son déficit de notoriété internationale, justement, Nadine Morano l'avait comblé d'un seul coup, en arrachant devant les photographes une poignée de main au président Trump, après s'être glissée dans une réunion de collecte de fonds à Minneapolis.
Au premier tour, Marine Le Pen n'était arrivée qu'à 200 000 voix de la nouvelle présidente. Il faut dire que la campagne obsessionnelle contre la fille du millionnaire, élevée dans un château de Saint-Cloud, avait été formidablement efficace. L'opportune publication dans Mediapart des photos d'enfance de la candidate FN assistant à ses cours d'équitation ou de piano, que l'on supposait sans preuve avoir été fournies par son père, avait eu un effet ravageur. Marine Le Pen éliminée, ralliée dès le dimanche soir, le second tour contre Valls n'avait été qu'une formalité. Pour les intellectuels, Michel Onfray s'était chargé de labourer le terrain, de meeting en meeting, sur le thème de la femme du peuple contre les élites. Son directeur de la communication, Eric Zemmour, lui avait ouvert les portes des rédactions.
Le faux suspense prit fin à 20 heures précises, sous les acclamations de la salle, laissant l’élite des médias tiraillée entre la perspective réconfortante d’un quinquennat de tirages confortables, et une vague gêne, sur laquelle ils ne parvenaient pas à mettre de nom.