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Libération

Mensonge et sacrifice du couple

«The Lobster», film ultrasophistiqué de Yorgos Lánthimos, souligne l’absurdité d’une institution niant nos aspirations à la liberté et à l’égalité.
publié le 30 octobre 2015 à 17h16

Nous sommes persuadés que le couple contemporain est aussi naturel que la mer, la lumière ou les étoiles. Loin d’avoir été inventé, comme les voitures ou les ordinateurs, il ne serait que le reflet des nécessités profondes et évidentes de la nature humaine. Et ne nous rappelle-t-on pas chaque jour les efforts que nos parents ont faits pour libérer ce trésor social des mailles du mariage bourgeois ?

Si les couples échouent, ce n'est donc pas la faute à l'institution, mais aux individus qui s'y aventurent. La psychologie est ainsi devenue le bras armé du couple. Pour ne pas répéter les dysfonctionnements passés, elle nous aide à comprendre pourquoi cela n'a pas marché. Ce faisant, nous perdons nos capacités critiques. Nous acceptons que nos vies deviennent prisonnières soit des misères du couple, soit des misères encore plus terribles de l'isolement. C'est cette idéologie que The Lobster, le film ultrasophistiqué de Yorgos Lánthimos, cherche à mettre en miettes. Conscient de la difficulté d'une histoire qui se déroulerait dans notre monde - où les normes qui nous accablent sont censées être «naturelles» -, le réalisateur a choisi d'en inventer un autre.

Dans l'univers de The Lobster, les personnes sont forcées de vivre en couple pour échapper à des châtiments atroces : être transformées en animaux, par exemple. Pourtant, dans un tel monde, il n'est pas évident d'être en couple. Les individus qui le composent ont à se montrer «bien assortis». Un trait distinctif très fort doit les unir - comme celui d'être cruel ou de saigner du nez. Contraints au mensonge, certains s'en sortent en simulant ces tares.

Ceux qui refusent le couple obligatoire s’échappent dans une forêt avec des normes tout aussi draconiennes, mais imposant le célibat. C’est de cet étau que le personnage principal cherchera à sortir pour vivre enfin une histoire d’amour avec une femme. Mais le couple ne pourra vivre librement que s’il partage un trait commun. Et puisque leur amour est authentique, il faudra que ce trait soit réel. Pas de mensonge donc, mais du sacrifice. L’un des deux devra perdre quelque chose de précieux.

La viabilité d’un couple repose ainsi soit sur le mensonge, soit sur le sacrifice. Dans les deux cas de figure, l’un des partenaires est amené à faire un effort trop douloureux pour que la relation tienne. Comme si cette institution représentait, pour des raisons absurdes, une négation des aspirations à la liberté et à l’égalité.

Lánthimos a l’élégance ou la sensibilité de ne pas donner de leçons. Certains trouvent injuste l’idée de sacrifier le bonheur pour d’absurdes raisons. Pourrions-nous bâtir une société dont la structure de base ne soit pas formée par le couple, mais plutôt par le phalanstère ou le mariage de groupe, plus respectueux de l’individu et le liant à plus de monde ? D’autres, ayant un esprit plus romanesque, tirent la conclusion inverse, imaginant que les normes absurdes imposées par le couple constituent le support d’émotions très fortes. Le malheur qu’elles provoquent serait alors nécessaire pour se sentir protagoniste d’une histoire extraordinaire. Après tout, le sacrifice de soi n’est-il pas la preuve des sentiments uniques qui nous envahissent ?

Que vous sortiez de la salle de cinéma avec une féroce envie de changer le monde ou, au contraire, que vous soyez prêt à faire de nécessité vertu, vous serez toujours gagnant. Dans le premier cas, vous pourrez transformer votre malheur en énergie politique et devenir un acteur de l’Histoire. Dans le second, vous découvrirez que votre vie sentimentale, que vous pensiez piteuse et absurde, est, en vérité, belle et émouvante. Qu’elle est belle et émouvante parce qu’elle est piteuse et absurde.