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Libération

Mornes normes

Un rationalisme irrationnel nie les passions des citoyens pour mieux les pénaliser. Le plaisir est partout suspect, le danger guette.
publié le 30 octobre 2015 à 17h16

La société actuelle produit des normes jusqu'à l'indigestion : pour mettre les choses dans le bon ordre, cette folie normative nuit pourtant au système qu'elle prétend contrôler. Car il n'y a pas de «bon ordre» des choses, il n'y a que des passions humaines, qu'il s'agit de domestiquer pour les empêcher de se muer en crimes, et rendre la vie sociale plus agréable. Mais le froid penchant des technocrates pour les normes refoule cette part de «dépense» (part maudite, selon Georges Bataille) sise au cœur de l'homme. Dans tous les domaines ou presque, un rationalisme irrationnel nie les passions des citoyens pour mieux les pénaliser. Le plaisir est partout suspect, le danger vous guette.

Ainsi des révélations sur le caractère cancérigène de la viande rouge. Afin d’imposer une vision normée de l’alimentation, l’objectif est de distiller la peur. La première étape consiste à discréditer la viande dans son ensemble : les végétariens ont réussi leur coup en essentialisant la viande comme le Mal d’un monde malsain ; les chiens de l’agroalimentaire, qui sabotent la marchandise, sont leurs meilleurs alliés. Il y a un puritanisme de l’écologie qui commence à fatiguer la bête, et un cynisme mercantile qui va la tuer. Ce faisant, on confond deux choses, la viande et sa qualité : or c’est moins la viande que les traitements qu’elle subit de la part des grosses firmes qui est en cause. Ici, curieusement, les lois sont muettes car l’économisme est devenu la norme suprême. L’aspect social de l’affaire est évident, la malbouffe frappant surtout les pauvres. Nous vivons dans une société inégalitaire, qui reproduit le clivage américain mondial : entre les obèses nourris au fast-food et les pasionarias veggies, une autre voie existe, plus normale car moins normée : le nouveau burger, héritier contemporain du steak-frites.

La lutte perdue d’avance contre la drogue tombe dans le même travers : seule la dépénalisation du cannabis permettrait d’enrayer la violence due au trafic ; encore faut-il organiser au niveau étatique ce nouveau marché qui endiguerait l’insécurité et rapporterait des millions à l’Etat. Certains esprits éclairés se tuent à le dire depuis des années, mais depuis des années, c’est toujours le même topo sécuritaire qui leur est opposé. Aucun discours public, fors la littérature, ne met en avant le plaisir qu’éprouvent des gens à se droguer. Baudelaire, Michaux ou l’usager lambda restent tus. On préfère jouer la carte inutile de «la loi et l’ordre» et perpétuer ainsi le cycle criminel des mafias, objectivement liées à la prohibition. Puisque «la drogue, c’est de la m…» - slogan vulgaire qui a force de loi -, il faut l’abolir : mais est-ce là un principe de réalité politique ou un préjugé moral ? L’alcool n’est pas interdit : pourquoi ? Ce manque de logique ne dérange ni les médicastres ni les intoxiqués de la norme.

L’absurde pénalisation du sexe tarifé est un dernier exemple qui rallie les normatifs de tous bords. Il faut rouvrir les maisons closes en laissant aux prostitués la possibilité de mener leurs affaires ou en les confiant à des agents du sexe, projets d’emblée jugés immoraux ou utopiques par les normaux qui nous gouvernent si efficacement. Louer sa force de travail est au cœur du capitalisme, mais caissière, c’est bien, et putain, c’est mal. Le raisonnement est toujours le même, qui veut punir les déviances par rapport aux normes alors que ce sont les normes qui sont des déviances par rapport à la puissance de la vie envisagée comme dépense improductive. Qu’y a-t-il de plus habile, pourtant, que d’exploiter les vices ?

Enfin, c’est sur le langage que cette obsession de la norme produit son effet pervers, avec le piège d’une «libération de la parole» qui n’est que l’inévitable réplique à la javellisation de la langue. Le politiquement correct et la prétendue libre parole sont les deux faces d’une même feuille de route : le défouloir abject des blogs répond à l’anonymat d’une parole publique sans chair. Il est logique que nos gouvernants, issus des mêmes moules économiques et sociaux, soient formatés par les normes utilitaristes auxquels ils pensent nous arraisonner. Antilittéraires, ils ignorent que ce sont des écrivains et non les politiques qui ont vu la vérité : Marguerite Duras a dit que le plein-emploi ne reviendrait jamais, et elle a eu raison contre Raymond Barre et Michel Sapin ; Grisélidis Réal a dit que la prostitution devait être considérée comme une activité libérale, et elle a débouté Boutin et les féministes ; Nietzsche a dit que les végétariens étaient des puritains, et il n’a fait qu’une bouchée de Hitler et des babas cool. La moralisation démoralise, les normes sont mornes - fin du sermon.

Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Christine Angot, Thomas Clerc et Marie Darrieussecq.