«Il faut imaginer Sisyphe heureux.» Ce n'est pas seulement dans le domaine de la politique que l'on peut avoir le sentiment troublant, et parfois désespérant, que l'histoire se répète, nous ramenant au Camus de 1942 et à son Mythe de Sisyphe, qui se terminait sur cette phrase célèbre ! C'est aussi dans le domaine de la littérature, aujourd'hui, un domaine qui cependant n'est pas isolé des autres. Bien au contraire : qui éclaire par ses étranges scènes de répétition - avec un singulier sentiment de déjà-vu - le sentiment que l'on éprouve aussi dans tous les autres domaines de la culture (par exemple sur «les intellectuels») et de la politique. Comment ne pas en être frappé ? Que signifient ces reprises et parfois ces nostalgies ? Après le Meursault, contre-enquête, de Kamel Daoud, voici le 2084, de Boualem Sansal. Pourquoi ces retours au Camus de l'Etranger (1942, encore et toujours : c'est avec le Mythe de Sisyphe et Caligula au théâtre le premier «triptyque» de Camus), et au 1984 d'Orwell ?
Une première explication, qui a sa part de vérité, confirmera le mythe de Sisyphe ! L'histoire se répète et nos repères y restent les mêmes, auxquels nous nous raccrochons pour ne pas nous perdre, dans des labyrinthes qui ont l'air nouveaux, mais sont toujours ceux des mêmes enfers. Big Brother n'a plus le visage froid des totalitarismes bureaucratiques, comme en 1984, mais d'un fanatisme religieux devant lequel cependant nous sommes toujours aussi incrédules. Et même pour critiquer avec force la figure muette de «l'Arabe» dans l'Etranger, et pour lui redonner parole et vie, Daoud renvoie encore à la haute écriture sidérante et résistante qui avait troué grâce à Camus le paysage littéraire et philosophique de la guerre à Paris. Il faut cela lorsque tout le monde semble s'égarer de nouveau. Mais cela peut désespérer, en effet. Est-ce toujours le même rocher guerrier et raciste qui retombera sur nous et ne trouverons-nous notre bonheur qu'à persister dans le même refus et la même remontée ? C'est déjà ça. Mais cela ne nous suffira pas.
Pour comprendre l'enjeu de ces répétitions, il faut s'en donner tout le spectre. Regardons bien. Nous avons notre Céline, qui fait lui aussi dans la religion-fiction, et nous enferme avec lui dans la jouissance de la «soumission», tout en voulant soumettre autour de lui les journalistes, la critique, la littérature et le monde entier. Répétition de postures sarcastiques et cyniques, qui ont bien des échos aussi du côté des «intellectuels». On se souvient de «Sartre-et-Camus». Mais a-t-on oublié à qui et à quoi ils faisaient face ? Ces sarcasmes hideux et ces lettres anonymes qui les assaillaient partout ? Ils sont de retour, eux aussi. Sur un mode plus comique, le polar de littérature-fiction de Laurent Binet n'est pas moins révélateur à d'autres égards. Il ne garde des auteurs structuralistes que l'ironie suscitée par leur style. Mais le rire qu'il suscite encore grâce à eux révèle aussi sa part de nostalgie active, pour ce style et ce qu'il recelait. La Septième fonction du langage se veut une satire du passé. Mais c'est un symptôme du présent. On y entend aussi ceci : «Barthes, reviens !» N'oublions pas non plus les grandes figures littéraires dissidentes et créatrices que fait revenir le prix Nobel attribué à Svetlana Alexievitch.
Ce n'est donc pas ici une simple confusion des époques ni perte des repères. Il faut aller plus loin. Il faut distinguer les répétitions inconscientes ou hypocrites, celles des éructations antidémocratiques ; les imitations de divertissement ; les recréations créatrices qui passent par de nouveaux engagements politiques et toujours aussi par de nouvelles inventions littéraires. Ainsi le Meursault de Daoud ou le 2084 de Sansal, qui déplacent la langue elle-même des œuvres consciemment renouvelées. Le signe en étant peut-être aussi le barrage commun qui leur a été successivement opposé devant tel grand prix littéraire.
C'est ce qui doit nous orienter. Nous ne sommes pas entièrement perdus dans le labyrinthe. Nous n'avons pas pour nous guider seulement la répétition des anciens combats et des anciennes lumières. Camus contre Céline, Orwell contre Poutine. Oui. Mais aussi de nouvelles inventions face à de nouveaux enjeux. Comment Camus n'avait-il pas vu que son traitement de «l'Arabe» contredisait toute sa pensée ? Comment oublier que l'œuvre d'Orwell venait de son travail de journaliste, sur le terrain, y compris pour aboutir à la Ferme des animaux qu'il faut aussi relire, dans son sens littéral et vital (comme la Peste) ? Chez les «intellectuels» aussi, il ne s'agit pas seulement d'un jeu gratuit avec de vieilles postures, mais à travers ces déplacements parfois redoutables des enjeux redoutables d'aujourd'hui. A quoi il faudra résister.
Mais quel sera notre mythe à nous ? Encore Sisyphe ? Nous n’avons plus envie de «mythes». Trop de mythes ont été dénoncés qui désignaient en fait les réalités terribles du présent. S’il fallait cependant donner une image de l’homme aujourd’hui, car on en a besoin, nous la demanderions à la littérature. Donnez-la nous. Et en attendant, nous voudrions un instant malgré tout ce qu’ils redoutent et que nous redoutons avec eux en donner un signe. Nous voudrions imaginer Kamel Daoud et Boualem Sansal heureux. Et y travailler avec eux.
Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Anne Dufourmantel et Frédéric Worms.