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Libération

Y aura-t-il un «11 janvier» après le 13 Novembre ?

La grande marche silencieuse de l’après-«Charlie» et les manifestations interdites pour cause d’état d’urgence font surgir un désir de parole.
publié le 3 décembre 2015 à 18h16

Y aura-t-il un «11 janvier» après le 13 Novembre ? Oui, d'abord, il y en aura un. Il ne s'agit pas de laisser tomber, de baisser les bras, de se dire «mais non, ce n'est pas la peine, cela ne sert à rien, vous voyez bien». Il y aura un 11 janvier mais quel pourra-t-il être, exactement ? Certains se sont permis de reprocher aux manifestants du 11 janvier (après Charlie, Montrouge, l'Hyper Cacher) de réagir de manière «vide» et sans contenu, unanime et pourquoi pas (tant qu'on y est) homogène. Ils oubliaient les divisions intérieures, entre ceux qui défilaient et entre ceux qui ne défilaient pas, car pourquoi les figer, eux aussi, dans une identité ? Fut-il si simple ce choix ? si même le choix de défiler ne nous dit pas quelles différences il y a, entre ceux qui défilent ! Au-delà des principes communs, des refus communs.

Oui, déjà, après les attentats de janvier, on reprochait aux manifestants du 11 janvier de ne pas avoir assez discuté, assez critiqué. Les a-t-on assez entendues, ces critiques-là. Mais alors qu’allons-nous faire, après le 13 Novembre ?

Le silence de janvier se sera alourdi d'un autre silence encore. Après les marches silencieuses des manifestations de janvier, ce furent des hommages plus silencieux encore (malgré des discours, parfois beaux), et sans manifestations. Ce silence, plus terrible encore, dans l'hommage aux victimes, et dans l'empêchement de manifester. Comment s'étonner que la COP 21 suscite, plus encore qu'avant, à cause aussi de ces événements et de cet interdit lui-même, un désir de manifester plus grand encore, pour peser sur le débat (car c'est essentiel) et non pas, bien sûr, pour empêcher le débat (ce qui serait terrible, d'une autre façon) ? Et comment ne pas craindre ce que les «régionales» vont manifester, demain, tout en espérant que ceux qui avaient manifesté le 11 janvier se manifestent aussi, demain, en votant ? C'est une question. On ne reprochera certes pas aux victimes, aux proches des victimes et de proche en proche à chacune et chacun, ici et maintenant, en France et au-delà, ce silence atterré, terrassé, d'après le 13 Novembre. Ce serait absurde, indécent. Il ne s'agit pas de le critiquer, ce silence qui va au-delà de la minute de silence. Comment ne serait-il pas une étape inévitable dans le cheminement même de la parole, avant que celle-ci puisse revenir ? Ou en même temps. Mais la question revient, malgré tout, de ce retour de la parole, de la manifestation de la parole. Et cette question : que ferons-nous, le 11 janvier, après le 13 Novembre ? Oui, que ferons-nous ? Eh bien voilà, nous pourrions discuter, recommencer à discuter ou (pourquoi être hypocrite), sur certains sujets longtemps tus, commencer en réalité à discuter.

Oui, pourquoi ne pas faire du 11 janvier prochain une journée nationale de la discussion critique, de la discussion politique ? Non pas pour éviter de parler les autres jours de l’année. Mais pour se donner un repère pour la parole, dans l’année. Le manifeste d’une manifestation, à continuer et à reprendre, tous les jours. Cela pourra paraître naïf mais nous n’hésiterons pas à le dire : il y a un immense désir de parole qui se lève en France et en Europe et dans le monde et ce désir de parole n’est pas un désir (selon nous) de parole vide ou de parole vaine. Mais un désir de parole réelle.

Un désir, d’abord, de parler enfin des sujets refoulés du moment, ceux qui reviennent et que l’on est saisi, sidéré de voir revenir. Pour le pire : la haine, la guerre, la violence, l’urgence et l’état d’urgence; et soyons plus précis, la religion, l’antisémitisme, l’économie, la pauvreté, l’environnement. Mais aussi dans le sens inverse : la fraternité, la politique, la nation, le droit, la loi, la justice, et la santé, la paix, la reconnaissance, la science, l’art). Ces sujets, qui partout reviennent. Il faut en parler là où ils reviennent ; c’est-à-dire partout. Mais en discuter vraiment, en s’informant, armés des savoirs déjà là et des enquêtes déjà faites, avec les chercheurs, les journalistes, les arguments. Ce serait déjà pas mal, discuter ainsi, partout. Répondre à ce désir de parole qui se lève en Europe à partir d’un silence qui était en fait un cri, une émotion, une exclamation, une demande (mais que s’est-il passé).

Mais dans ce désir de parole s’en cache encore un autre, que nous ne pouvons pas deviner, seulement pressentir. Car, les chercheurs en sciences sociales le savent bien, la parole sociale est inattendue. Il y a une parole qui ne demande qu’à sortir et qu’il faut entendre. Et on ne veut pas dire par là les cris de haine ou les pulsions refoulées. Car cela sort aussi, mais non pas dans la discussion avec ses lois, et sa vérité, bien plutôt dans l’isolement ou l’idéologie qui fleurissent ou qui explosent, et par exemple sur Internet. Dans la parole adressée, c’est autre chose qui demande à sortir. Ce sont des questions inattendues. Celles qui définissent une génération, celles qui la définiront. Mais nous ne savons pas comment, nous ne savons pas lesquelles. Il faut aller à la rencontre des problèmes qui se posent et que nous ne devinons pas. Un vaste travail d’enquête à chaud. Laisser surgir cette parole. Car elle n’est pas seulement la parole qui affronte le retour des fantômes mais celle qui invente le renouveau des problèmes, et donc aussi des manières de les affronter.

Pas seulement des cafés, donc, mais des universités et des scènes, partout dans la cité, dans les lieux de travail et de soin, d'enseignement et de détention, dans les lieux intimes et les lieux publics. Citons encore, de mémoire vive, Jean-Luc Lagarce : «Les lieux de la certitude définitive, nous n'en manquons pas, n'en construisons plus» mais les lieux du doute et de la parole libre, et du désaccord, et de l'accord, et de la création, et de la scène humaine, inventons en encore. Sans céder au simple folklore de la terrasse, mais sans céder non plus sur le désir qu'elle inspire. En étendant partout le principe de la discussion qu'elle incarne, avec tant d'autres lieux. Le 11 janvier, jour de la discussion critique, pour commencer. Nous y sommes tous conviés, n'est-ce pas, pour résister.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Anne Dufourmantelle et Frédéric Worms.