On dit que le désir de célébrité est si puissant dans les démocraties capitalistes contemporaines que certains sont prêts à commettre les crimes les plus horribles pour faire parler d'eux. Ce désir peut être plus fort que l'attachement aux règles morales les plus élémentaires, à la vie elle-même. Quelle meilleure preuve avec les kamikazes islamistes - ces excroissances monstrueuses de l'individualisme aliéné ? C'est peut-être pour creuser ce problème, ou pour lutter contre cette conception de l'individualisme, que Steven Spielberg a tourné le Pont des espions à partir de faits réels. Le récit commence en 1957, au moment le plus tendu de la guerre froide, alors que l'on craint la destruction du monde par la bombe nucléaire. James Donovan, avocat spécialiste des assurances incarné par Tom Hanks, est invité à défendre Rudolf Abel, un dangereux espion soviétique auquel le comédien britannique Mark Rylance prête sa mine irrésistible. L'avocat est appelé, en tant que simple citoyen, à accomplir une mission secrète à Berlin-Est : échanger Abel contre un espion américain capturé par les Soviétiques. James Donovan devra se débrouiller dans un monde terriblement inquiétant et envahi par les salauds - sauf que les Soviétiques le sont encore plus que les Américains, du fait du régime qu'ils représentent.
Abel, lui, est loin d'être un salaud. Il est un honnête homme au service d'un régime totalitaire qu'il a choisi de ne pas trahir. Abel ressemble même à un sage qui a compris qu'il est absurde de croire qu'il serait le centre du monde, le centre de quoi que ce soit. Il ne craint donc ni la mort ni l'injustice, même s'il préfère la vie et la justice. Il sait que les êtres humains - et même ses camarades communistes - peuvent se tromper, penser qu'il est un traître, et le tuer lorsque l'échange sera opéré. Chaque fois que l'avocat lui demande s'il n'est pas inquiet, s'il n'a pas peur, Abel lui répond : «Cela servirait à quoi ?» Tout ça ne l'empêche pas d'être loyal envers son gouvernement, de peindre, d'aimer les gens, la musique, les cigarettes et la vie. Contrairement aux autres, Abel sait qu'il n'est pas maître de son destin, ni de celui du monde. Cette attitude reste en parfaite opposition avec le mythe de l'individu souverain auquel on ne cesse de nous faire croire. Abel se regarde de l'extérieur comme si sa subjectivité et sa place dans le monde étaient pure contingence.
Ce que James Donovan découvre grâce à l’espion, l’ennemi de sa patrie, ne signifie pas que tout régime politique se vaille. Bien au contraire. La démocratie forme une machine limitant la possibilité d’expression de la cruauté, de l’arbitraire, de l’abus de pouvoir, du désir de destruction… alors que le totalitarisme l’exacerbe. Donovan le sait très bien. Néanmoins, par le rôle qu’il a joué auprès d’un ennemi des Etats-Unis, l’avocat semble en mesure de concevoir une théorie nouvelle de l’héroïsme.
Devenir un héros n’a rien à voir avec la reconnaissance des autres : cette certitude surgit des rapports que l’individu entretient avec lui-même, ayant la force exceptionnelle de se juger, sans se laisser emporter par les critiques ou la reconnaissance de ses semblables. Parce qu’il est si difficile, voire presque impossible, d’agir ainsi sans être un fou ou un fanatique, une telle attitude transforme un homme - qui n’est ni fou ni fanatique - en héros. Ce faisant, Spielberg rend le plus grand hommage à la figure si décriée de l’espion. Car celui-ci agit non seulement dans l’anonymat, mais il est en plus toujours soupçonné d’être un agent double, un traître. Ainsi, lorsqu’il est loyal, comme Abel, il devient le plus héroïque des héros. L’hommage semble d’autant plus émouvant qu’il est parfaitement à contre-courant de notre modernité où la valeur des hommes dépend uniquement de leur célébrité.