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Libération

De l’utilité du diable

La dédiabolisation de l’extrême droite est un luxe que la France et l’Europe pourront se payer lorsque les partis de gouvernement promettront autre chose que de la sueur et des larmes aux citoyens.
par Michaël Fœssel, professeur de philosophie à l’école Polytechnique.
publié le 17 décembre 2015 à 18h26

L’un des discours les plus consensuels tenus sur le Front national prétend que, dans la lutte contre ce parti, la «diabolisation» n’est d’aucune utilité. Pourtant, les périodes qui séparent les deux tours d’une élection sont les dernières où l’on diabolise encore le FN, et force est de constater que cela permet de contenir sa progression. Les élections régionales qui viennent de se tenir fournissent un cas d’école d’une diabolisation pas très finaude, mais réussie. Christian Estrosi ne l’a-t-il pas emporté après s’être présenté par voie d’affiches comme «le résistant» ?

Ceux qui appellent à en finir avec la diabolisation misent beaucoup sur la raison. Il faut leur accorder que la modernité se caractérise par l’expulsion du Diable (et, par là même, de Dieu) du champ politique : stigmatiser un parti comme l’incarnation du Mal constitue une entorse à la pensée rationnelle. Cela contredit aussi l’idée répandue selon laquelle la politique n’a rien à voir avec la morale.

Mais la politique n'est pas faite que de raison, elle engage aussi les passions et, parfois, l'humour. L'allusion au Diable permet tout cela. Comme lorsque, en 2006, Hugo Chávez avait déclaré, depuis la tribune de l'ONU, que cela sentait le «souffre» puisque le «Diable» (George W. Bush) s'y était exprimé la veille. En se signant trois fois tout en brandissant un livre de Noam Chomsky contre l'impérialisme américain, Hugo Chávez avait suggéré qu'il ne prenait pas lui-même au sérieux son accusation. Pour les Modernes qui ne croient plus en Lucifer, le «Diable» est devenu un artifice rhétorique qui continue à garantir son effet.

Certains pensent que l’on ne combattra pas le FN en criant «No Pasarán !». Mais il n’y a justement plus grand monde pour utiliser ce slogan puisque les hommes politiques comme les médias ont intériorisé l’effondrement de la mémoire historique. Ceux qui veulent en finir définitivement avec la diabolisation omettent simplement un petit détail : quel argument pourra-t-on alors opposer au FN ? Chacun voit que ce parti réussit en amalgamant toutes les colères et, ce qui est plus préoccupant, en réunissant un grand nombre de désirs. Hostile aux étrangers, il critique aussi les politiques d’austérité budgétaire. Réunissant de main de maître les pulsions inégalitaires et les envies de justice, il ne lui reste plus qu’à atténuer légèrement son discours contre les immigrés pour parachever une dédiabolisation que ses adversaires sont si prompts à lui concéder.

L'une des caractéristiques du Diable est d'avancer à visage couvert. Il est le «séducteur» parce qu'il promet, non pas seulement plus que ce qu'il peut tenir, mais l'inverse de ce à quoi il s'engage. Le FN séduit parce qu'il promet la grandeur nationale, la laïcité, la lutte contre la pauvreté et parfois même le féminisme (contre l'islam). La réplique par la diabolisation a toujours consisté à affirmer qu'il réaliserait exactement le contraire de ce qu'il profère : le rapetissement de la France, la reconfessionnalisation de l'Etat, l'explosion des inégalités, la réclusion des femmes à la maternité. Aussi longtemps que cette réplique a été tenue, de manière à peu près unanime par la gauche et par la droite, le FN ne dépassait pas les 15 %. Aujourd'hui que l'on a confiné la diabolisation aux situations d'urgence, il a doublé son score et ne cesse de séduire davantage.

La dédiabolisation de l’extrême droite est un luxe que la France et une bonne partie de l’Europe pourront se payer lorsque les partis de gouvernement promettront autre chose que de la sueur et des larmes aux citoyens. Quoi qu’il soit permis de le regretter, rien n’indique que ce moment soit proche. En attendant, il ne reste donc que l’hypothèse du Diable qui, à condition d’être maniée avec un peu d’ironie, a pour elle d’ôter sa charge érotique à ce genre de vote protestataire. Il n’est pas nécessaire pour cela de croire à Satan, il suffit de miser sur l’histoire contemporaine. Par exemple en rappelant qu’il n’y a pas d’exemple où la politique menée depuis ce bord de l’hémicycle se soit achevée par autre chose qu’une catastrophe morale. Faute de ce genre de réflexe éthique, les électeurs continueront à se jeter en masse dans les bras d’un diablotin si inoffensif.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Anne Dufourmantelle et Frédéric Worms.