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Libération

Foot : quand les moralistes battent les messianiques

La défaite annoncée de Blatter et de Platini signe la victoire du séparatisme «éthique» anglo-saxon contre le tiers-mondisme latin peu regardant.
publié le 21 décembre 2015 à 19h31

Ces temps-ci, j’augmente les doses. Il ne s’agit pas d’alcool même si, quand je suis en terrasse, je trinque volontiers aux libertés chéries qui soutiennent mal le tremblement de mon bras vengeur.

Il ne s’agit pas de religion. Du traditionnel opium du peuple dénoncé par Marx, je fais des boulettes qu’en mécréant bête et méchant je jette au caniveau sans les avoir mâchouillées jamais. Mon anesthésiant du moment, c’est le foot à la télé, que je gobe en poisson lune. Ce qui me rapproche de Sarkozy qui, lui, va au stade.

Le foot, j’y ai beaucoup joué quand j’étais gamin. Je l’ai un peu méprisé quand la philosophie, la politique et les filles m’ont fait abjurer mes passions en culotte courte. Et puis je le redécouvre devant l’écran, les jambes allongées sur le canapé et les deux pieds plantés dans le gazon à crampons.

Le soir du vendredi 13, j’étais devant France-Allemagne. J’ai assisté à un match agréable face à l’ennemi immémorial devenu partenaire particulier. Et, pour une fois, la France a gagné à la fin. Surtout, ce jeu très télévisé m’a permis de surseoir pendant quelque temps à l’annonce du carnage islamiste. Cette parenthèse d’inconscience était moins dérisoire qu’on peut le penser. Il n’y a pas de mal à se faire du bien, à se faire du rien.

Le foot est une distraction sans conséquences. Et je regrette le temps où l’on s’écharpait autour du bus de Knysna ou de la sextape de Valbuena. Le foot est une guerre euphémisée où le sang ne coule que des arcades sourcilières entrechoquées, où le match entre l’Occident et l’Etat islamique fait zéro mort à zéro.

Le monde du ballon rond est actuellement agité d'un combat instructif et symptomatique qui, heureusement, n'est sanglant que métaphoriquement. Sepp Blatter (1) comme Michel Platini risquent de passer par la fenêtre des instances représentatives qu'ils ont longtemps dirigées. Au-delà des accusations de corruption et autres joyeusetés, au-delà de l'intervention du gendarme américain qui horripile Blatter, il faut comprendre que nous assistons à une bataille entre le messianisme latin et l'entre-soi anglo-saxon. Deux visions de l'organisation de la planète se télescopent. Si l'on oublie leurs amours déçues et leurs querelles de préséances, Blatter comme Platini pensent que le foot peut changer le monde. Ils croient aux vertus universalistes du sport roi. Ils ont redistribué une belle partie du montant des droits télés pour développer le pousse-ballon dans des pays ignorants de ce jeu de balle sans prisonnier, ni cartouchière. Afin de permettre une égalité devant la loi de l'argent, Platini s'arc-boute contre l'arbitrage vidéo, trop coûteux pour les pays émergents.

Blatter et Platini sont dans une logique expansionniste qui a plutôt réussi. La Fifa compte plus de membres que l’ONU. Pour mener à bien leur mission civilisatrice, les deux hommes ne sont pas trop regardants en matière d’accommodement avec les réalités locales. Tous deux ont choisi l’extension du domaine de la compétition en confiant l’organisation du Mondial à l’Afrique du Sud ou à Moscou. Platini a voté pour que le Qatar soit le prochain à monter sur le pavois. Blatter, lui, pousse à ce que les femmes puissent jouer voilées. Tous deux ratissent large, prosélytes avoués, missionnaires du foot.

En face, les Anglo-Saxons prennent les choses autrement. Ils mêlent moralisme et commerce. Ils conservent une vision très petit doigt en l'air de la bienfaisance d'abord appliquée aux siens. Ils préfèrent l'entreprise privée, celle des grands clubs de la Ligue des champions, aux Etats en maillot fluo, ceux des équipes nationales. Le fair-play le dispute à l'hypocrisie et on reste entre gens de bonne compagnie, members only, whisky tourbé au poing.

Le transfert des visions sportives en options géopolitiques est plus homogène qu’imaginé. Les messianiques sont pour le codéveloppement et pour le relativisme culturel, tout en affichant un pragmatisme ultra-compréhensif, assez éloigné de l’éthique protestante. Les moralistes sont à la fois des isolationnistes et des droits-de-l’hommistes. Et ils restent soucieux de la prospérité de leurs marchés intérieurs qui aspirent les joueurs de talents sans reverser la dîme aux pays formateurs.

Allez, laissons tomber la théorisation ! Il est l’heure de s’avachir devant les arabesques en rupture de Ben Arfa et devant la somptuosité des relances de Varane, devant l’intelligence de jeu de Benzema comme devant l’énergie de ce petit homme haut comme trois pommes qu’est Valbuena.