Menu
Libération
Chronique «Politiques»

La marque de Mitterrand

Plus son quinquennat avance et plus Hollande se mitterrandise. Avec des différences, mais l’un et l’autre ont apprivoisé puis se sont approprié des institutions qu’ils contestaient au départ.
publié le 6 janvier 2016 à 17h51

François Mitterrand n’est pas mort. Son corps repose dans le caveau familial de Jarnac, sous le ciel délavé, en Charente, mais son esprit imprègne toujours la vie politique française et règne comme jamais à l’Elysée. Le général de Gaulle a légué à la France ses institutions consulaires et sa nostalgie de la grandeur, Mitterrand a imprimé sa marque par une conception du pouvoir et une méthode politique qui lui survivent. Le général était un cornélien qui rêvait de la France telle qu’elle devrait être, le politique était un racinien qui voyait les Français tels qu’ils sont. L’un campait dans l’histoire, l’autre réinventait la politique. C’est pourquoi le premier n’a pas de successeur mais que le second a un héritier.

Plus son quinquennat avance et plus Hollande se mitterrandise. Il y a, certes, question d’époque, de caractère et de trajectoire personnelle, des différences flagrantes. Le grand œuvre de Mitterrand aura été la construction de l’Europe. Aujourd’hui, l’Europe se déconstruit sous nos yeux. L’actuel président est un personnage moins romanesque que son prédécesseur, mais il entretient avec la morale des relations beaucoup plus rassurantes. François Mitterrand était un monarque qui avait innové en se faisant couronner au Panthéon, François Hollande est un chef d’Etat qui vit en franc républicain. L’homme de Latche rêvait de littérature, d’architecture, de métaphysique, d’arbres et d’églises romanes. Son héritier partage sa passion de l’histoire, mais il est un citadin optimiste, laïque, bardé de diplômes, aimable, qui aime la télévision et n’a pas peur des chiffres. Mitterrand avait une culture d’avant-guerre, Hollande a une formation d’après-Mai 68.

Et cependant, l’actuel chef de l’Etat est bien de l’école du feu président, auprès de qui il a d’ailleurs fait ses premières armes au cabinet de l’Elysée. Ils ont en commun une pratique politique proche, faite d’une opiniâtreté capable de résister à toutes les traverses, à toutes les tempêtes, d’une patience et d’une certitude de pouvoir gagner qui leur permettent de supporter de longues marches vers la présidence, d’une aptitude à mobiliser un petit groupe de fidèles hétéroclites jusqu’à prendre le contrôle d’appareils improbables comme celui du PS, d’un sens inné des rassemblements ambigus et des manœuvres de contournement. Rarement méthodes ont paru à ce point spontanément jumelles.

Au pouvoir, un même sang-froid stoïque, une même science du temps et de la durée, une même humanité, avec, bien entendu, un monopole des décisions, affiché chez Mitterrand, affleurant chez Hollande. L'un et l'autre ont apprivoisé, puis se sont approprié des institutions qu'ils contestaient au départ. François Mitterrand avait été l'implacable, brillant et injuste procureur de la Constitution de la Ve République avant d'en devenir le symbole même. François Hollande a vagabondé autour de l'idée d'une présidence normale avant d'assumer l'anormalité absolue de la fonction. Tous deux ont été très contestés au départ dans l'exercice de leur pouvoir légitime. Pour tous deux, la consécration est venue de l'extérieur, d'événements tragiques qui les ont hissés là où l'opposition - les oppositions - refusait de les voir : les fusées SS20, le discours devant la Knesset, la guerre du Golfe et toujours l'Europe pour Mitterrand, les guerres d'Afrique et du Moyen-Orient, les tensions et les crises en Europe (financières et militaires) et le drame des attentats pour Hollande.

Même ressemblance, même parenté face aux échecs intérieurs : l’économie, rebelle à leurs recettes, les grands thèmes de société qui les placent sur la défensive (écoles privées pour Mitterrand, mariage pour tous et immigration pour Hollande), leurs alliés de gauche qui les abandonnent bruyamment, leur propre parti qui se fissure et se dérobe. Même façon alors de parer les coups en déplaçant brusquement les projecteurs, en changeant de terrain, en reculant pour rebondir, en transformant leur absence de soutiens partisans en appel au rassemblement national : Mitterrand et la ruse du référendum imaginaire de 1984 ou la «France unie» de 1988, Hollande et le Congrès de Versailles ou la révision de la Constitution. Ces deux-là ne sont peut-être pas de même taille, mais ils sont de même trempe. Ils produisent les mêmes effets : leurs brusques virages, changements de tempos, reniements, contradictions, habiletés, inspirations, manières ineffables de dérouter leurs adversaires épuisent la gauche, durcissent la droite, renforcent le Front national. C’est logique puisqu’ils sont l’un et l’autre des socialistes présidents beaucoup plus que des présidents socialistes. Donc des réalistes plus que des idéalistes.