Menu
Libération
Chronique «Écritures»

Face à la violence visuelle, même les mots se sont tus

Pourquoi l’année 2015 est-elle hantée par tant d’images ? Pourquoi un paysage mental aussi saturé de plans fixes, de clichés flous, de fantômes et de fantasmes ?
publié le 8 janvier 2016 à 17h31

Quand je repense à l'année écoulée, seules des images me viennent. Si j'insiste, bien sûr quelques phrases surgissent, des mots isolés, en surimpression dans le chaos de ma mémoire : «Je suis Charlie», Hyper Cacher, «Tout est pardonné», Syriza, le Bardo, «même pas peur», le FHaine, la COP 21… Ce matin, pour les besoins d'une émission, je me suis entendue lire dans mon dernier roman : «Vous préférez que je parle de mon enfance, de mes parents, de ma famille - tout le bataclan ?» Je n'ai pas pu retenir mes larmes, c'était comme si je venais de voir entrer d'un coup sur la page tous les disparus et ceux qui les pleurent. Ce mot, je l'ai écrit il y a quelques mois, parce que je l'aimais bien, j'ai toujours aimé cette expression, «tout le bataclan», son côté à la fois populaire et exotique, sa sonorité. Mais c'est fini, jamais plus je ne pourrai l'employer, le voilà trop chargé de morts, devenu lui-même la scène de crime qu'il fait surgir dès qu'on le dit, comme si le mot était la chose. Alors, j'ai fait ce que je fais souvent pour juguler l'angoisse, l'apaiser avec du savoir : je suis allée chercher d'où il venait. Contrairement à ce que je croyais, le mot «bataclan» n'est pas étranger. C'est une onomatopée qui existe depuis des siècles et qui, avant de prendre son sens actuel, désignait, en picard ou en normand, «le bruit d'un corps qui tombe». Oui.

Voilà pourquoi 2015 est hantée par les images : parce que même les mots tatouent sur notre rétine des visions d’horreur, ou bien ils se taisent, saisis par la sidération, et peuvent alors se dévider, cinéma permanent, les images muettes de l’inimaginable. Se télescopent pêle-mêle en un zapping fou les vidéos qui tournent en boucle, la foule de janvier dans les rues, hérissée de crayons géants, les femmes yézidies en tenue militaire, arme au poing, des types tapant sur des statues, la cité antique de Palmyre où je déambulais nonchalamment avec d’autres écrivains, il n’y a pas si longtemps - tout cela détruit, explosé, les décombres de la haine recouvrant les ruines du passé ; le corps du petit Aylan sur une plage où d’autres se baignent ; les étudiants kényans de Garissa. Et puis tous ces visages qu’on tente en vain de chasser de sa mémoire : ceux des assassins, dont on scrute, incrédule, le bon sourire qu’ils ont parfois aux lèvres ; ceux qui nous révulsent, les trognes jumelles des Le Pen et Trump, têtes d’affiche d’un même navet ; d’autres visages encore, dont les yeux cherchent les nôtres sur des photographies hypnotiques, et qu’on voudrait pouvoir, littéralement, soutenir du regard : les enfants qui nous interrogent, qui sont comme une question vivante, à Calais, à Lesbos ou ailleurs, les morts du 13 Novembre éternellement arrêtés sur image.

Pourquoi tant d'images en 2015 ? Pourquoi notre paysage mental est-il aussi saturé de plans fixes, de clichés flous, de fantômes et de fantasmes que pauvre en paroles mémorables, en discours marquants ? On voudrait se souvenir encore d'une chanson, d'un livre, d'un parfum, d'une danse. Mais rien. Si. Une danse, le 1er janvier, avant que l'année ne sorte tragiquement de son axe. Un regard, parfois, c'est comme une lettre qu'on vous donnerait en mains propres, mais quand vous l'ouvrez elle est vide, il n'y a même pas votre nom dessus. Vous ne comptez pas. On vous a regardé, mais on ne vous a pas vu. Perçu, mais pas considéré. Tout nous invite à multiplier ce genre de regards, à être fascinés, horrifiés ou séduits, puis à passer outre, à traverser l'image, le visage. L'Etat islamique fait sa com à la manière d'Hollywood, en fignolant les ralentis et le montage. Marine Le Pen emboîte le pas en tweetant des clichés de décapitation.

La violence visuelle est partout, dans les infos, les jeux vidéo, mais aussi au coin de la rue où gisent des gens, vivants pourtant, dont nous détournons les yeux. Tout se mélange, on garde les yeux exorbités sur le côté obscur de la force, on commence l’année avec le jihad, on la finit avec le jedi ; tantôt voyeurs, tantôt figurants, nous formons et reformons sans cesse la société du spectacle. Nous oublions que dans le mot «spectacle», il y a la même racine que dans le mot «respect», tout comme «regards» et «égards» sont de la même famille.

En 2016, apprenons donc à mieux regarder, cultivons nos meilleurs regards, nos regards aimants. Mêlons-nous de ce qui nous regarde, oui, trois fois oui, mais sans zapper, en nous attardant, en nous attachant. Il y a des Aylan tous les jours. Cette lettre qu'envoient nos yeux, soignons-la, et signons-la, à l'anglaise : best regards.

Cette chronique est assurée en alternance par Olivier Adam, Christine Angot, Thomas Clerc et Camille Laurens.