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Libération
Chronique «Ré/Jouissances»

Régressions généralisées

Longtemps, dans le débat d’idées, la notion de progrès a eu du répondant. Aujourd’hui, nous voilà tous revenus à des angoisses sommaires et à des archaïsmes sécuritaires.
publié le 18 janvier 2016 à 17h11

C’était il y a deux ans, c’était il y a mille ans.

Conchita Wurst triomphait au concours de l’Eurovision. La barbe de cette femme auto-engendrée moquait les appartenances à des sexes répertoriés. Au-delà des bisbilles théoriques, il semblait évident que garçons et filles étaient bien partis pour choisir, à leur guise, leurs attributs masculins et féminins dans une France prometteuse, qui venait d’instituer le mariage pour tous.

Aujourd’hui, David Bowie est mort. Et j’ai beau lui avoir toujours préféré le récalcitrant Lou Reed, je regrette son impact transformiste à l’heure où la France se trouve réduite à enfiler l’uniforme unique.

C’était il y a six mois, c’était il y a mille ans.

L’été dernier, l’Allemagne ouvrait les bras aux exilés venus de Syrie et d’ailleurs. Elle le faisait avec une grandeur d’âme qui a pu faire ricaner mais qu’il faut saluer à la mesure des prudences françaises.

Aujourd’hui, Angela Merkel est confrontée au syndrome de l’hospitalier sauveteur, victime des mauvaises mœurs de son hôte (dé)trousseur. A Cologne, le soir de la nouvelle année, des immigrés et des réfugiés ont violenté celles qui fêtaient, dans une mixité joyeuse, le plaisir d’être ensemble.

Immédiatement, les identitaires et les essentialistes en ont rajouté. Les premiers ont clamé que tous les Arabes étaient des archaïques, qui voilaient leurs femmes pour se ruer sur la moindre Occidentale, qui usait de sa liberté d’aller et de venir. Et, les seconds ont fait valoir que tous les hommes étaient des violeurs, Arabes ou pas, à Cologne comme ailleurs.

Et l’on s’est retrouvé, comme il y a mille ans, quand les femmes n’étaient pas encore des hommes comme les autres. Et réciproquement… quand les «muslims» étripaient les «croisés». Et inversement…

C’était il y un an, c’était il y a mille ans.

En janvier 2015, l’Hyper Cacher semblait au moins avoir permis aux goys de se racheter de leur silence honteux d’après Merah. L’universalisme meurtri portait crayon de caricaturiste, pistolet de policier et kippa d’observant.

Aujourd’hui, un professeur marseillais se fait taillader parce qu’il est juif et ne le cache pas. Et, moi, qui ne crois ni à Dieu, ni à Diable, j’en arrive à supporter que, dans l’émotion, des députés solidaires arborent ce couvre-chef à l’Assemblée.

De là à ce que je plaide pour que les signes religieux baladent leur visibilité sur les estrades des écoles laïques ou derrière les guichets de la fonction publique, il y a un pas que je ne franchirai pas. Les croyances sont des passions individuelles qui doivent éviter d’imposer leurs logiques aux autres citoyens.

C’était il y a peu de temps, c’était il y a mille ans.

Le transhumanisme nous promettait de prospérer jusqu’à cent ans et avec toutes nos dents. Le revenu d’existence commençait à se frayer un accès jusqu’au cerveau reptilien des maîtres du monde. On était parti pour vivre sans travailler jusqu’à la fin des temps. Et si l’on voulait vraiment arrêter, il y aurait bientôt droit au suicide assisté. Aujourd’hui, chacun a peur de son ombre et croise les doigts pour que ceux qu’il aime soient épargnés par les bombes jihadistes. La mort tant perdue de vue, tant glissée sous le tapis gériatrique, vient renauder dans les esprits les plus forts et les mieux constitués.

C’était l’instant d’avant, c’était il y a mille ans.

Pour en finir avec les ghettos, on imaginait des solutions radicales : partager le travail, légaliser le cannabis, disséminer les HLM, fermer les prisons. Aujourd’hui, on ne parle plus que de «déradicalisation».

C’était en 2012, c’était il y a mille ans.

Avec la gauche au pouvoir, on pensait en avoir fini avec les rodomontades de Nicolas Sarkozy-le-Libyen. Et voici qu’aujourd’hui, François Hollande, qu’on croyait réfractaire au kaki, nous fait Mali, Syrie et déchéance de la nationalité dans la foulée. Les munitions, que le ministre de la Défense se faisait un plaisir de distribuer à des alliés pas très recommandables, vont être repeintes de bleu-blanc-rouge pour le plus grand profit de Dassault et compagnie.

Quant à la jeunesse française, qui se morfondait dans l’attente d’un emploi et à laquelle on proposait un contrat d’apprentissage pour solde de tout espoir, voilà qu’elle devance un appel qui ne résonnait plus beaucoup.

On lui faisait miroiter un service civique ? Elle s’enrégimente en nombre dans l’armée de métier.

On saluera le courage de l’engagement en ces temps meurtriers où il est question de se faire rafaler à la kalach au coin de la rue, plutôt que d’aller faire gardien de la paix à Casque bleu. Mais on se désespérera qu’il faille en passer par là et que l’avenir ait le goût du sang. Et, on se désolera que les idées régressent à mesure que les religions réapparaissent et que les intégristes se réarment. Comme depuis mille ans.