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Libération
Chronique «La cité des livres»

La gauche du réel

A l’inverse de Finkielkraut, grand prêtre du retour en arrière, Gilles Finchelstein s’appuie sur une connaissance aiguë de l’opinion et du travail des sociologues.
publié le 20 janvier 2016 à 17h51

Quoi de neuf à gauche ? Finchelstein. Dans le désarroi général du camp progressiste voici un essai qui allie la clarté du diagnostic à la pertinence des remèdes, loin des éternels procès en trahison instruits contre le réformisme par les assommants Savonarole de la vraie gauche. En réfléchissant sur la politique de l’identité, qui occupe dangereusement la scène politique, il aboutit à des prescriptions rationnelles qui aideront ceux qui ont quitté l’Olympe douillet des indignations creuses et des dogmes postmarxistes pour affronter les rugueuses contraintes du gouvernement des hommes.

Finchelstein, c’est l’autre Finky. Longtemps conseiller du prince socialiste, aujourd’hui animateur de la Fondation Jean-Jaurès, directeur des études chez Havas, il est aussi contemporain, précis, proche des réalités sociologiques que Finkielkraut est nostalgique, littéraire et conservateur. A l’inverse du grand prêtre du retour en arrière, il s’appuie, non sur des citations d’augustes ancêtres ou sur des philosophes antimodernes convoqués en rangs serrés, mais sur une connaissance aiguë de l’opinion, des comportements électoraux et du travail des sociologues, ce qui le rend nettement plus convaincant. Et s’il a des références théoriques, ce sont celles des fondateurs du socialisme démocratique, ce qui achèvera bien sûr de le ranger dans la catégorie des progressistes invétérés ou des traîtres à la gauche pure et dure. Et donc de le rendre intéressant.

Son point de départ est connu : dans le débat français et européen, la question de l’identité - de l’appartenance nationale, ethnique ou religieuse - tend à se substituer aux autres, et notamment à celle de l’égalité, qui donnait à la gauche sa raison d’être. L’idée selon laquelle la classe ouvrière était en voie de disparition a été funeste à tous égards, explique-il. Les ouvriers et les employés forment encore la moitié de la population et ils sont les plus exposés aux duretés de la mondialisation : chômage et précarité deux fois supérieurs à la moyenne, pouvoir d’achat stagnant, patrimoine inexistant, promotion sociale fermée à leurs enfants. Entrée en dissidence intérieure, extraite par ses revenus stratosphériques de la vie sociale, une partie des élites a ignoré ces faits massifs pour chanter imprudemment les louanges d’une mondialisation qui leur profitait presque exclusivement. A gauche, beaucoup ont pensé, par exemple au sein du think tank Terra Nova, qu’une nouvelle alliance entre les classes éduquées et les minorités pouvait se substituer avantageusement à l’ancienne «majorité sociologique» (classes populaires et classes instruites) visée par François Mitterrand. La gauche de gouvernement s’appuie sur les classes moyennes et sur le centre des villes ; la droite libérale sur les cadres et la bourgeoisie traditionnelle. Les classes populaires se sentent abandonnées. Et comme elles sont les perdantes de l’ouverture des frontières, la logique identitaire tend à s’imposer dans la vie politique, soutenue par le vote des couches les plus défavorisées. Dans toute l’Europe, le populisme marque des points, jusqu’à atteindre, en France, plus d’un tiers de l’électorat.

Au milieu de dizaines de réflexions paradoxales ou stimulantes, deux idées se dégagent, qui sont deux rais de lumière dans la nuit du progressisme. La gauche doit d’abord prendre de front la question de l’identité, au lieu d’agiter devant elle les amulettes de l’antifascisme qui ne la sauveront pas. A l’identité fermée des nationalistes, il est tout à fait possible d’opposer une autre conception de la nation qui parle tout aussi bien au peuple que les simplismes lepénoïdes. Quand on demande à l’opinion ce qui constitue l’identité nationale, elle répond la langue, qui doit être défendue, la République, qui est le socle commun et la protection sociale, qui concourt à l’équilibre du pays. Nous sommes donc bien loin, dans l’esprit des Français, du seul héritage chrétien et gréco-romain dont se réclame, telle une vestale maurrassienne, Marion Maréchal-Le Pen… La deuxième question est celle de l’égalité, liée en fait à la première, puisque la nation reste l’espace principal de la solidarité. Là aussi, la gauche doit évoluer. L’égalité sans fin réclamée par la gauche de musée a vécu. L’acceptation de l’économie de marché, générale après le naufrage du communisme, autant que les exigences de l’individu autonome, implique une «égalité des possibles», qui renvoie à Rawls ou à Amartya Sen bien plus qu’à Marx. Non, la simple égalité des chances des libéraux, mythe dangereux dans une société inégalitaire qui handicape les uns dès la naissance et favorise les autres. Mais la possibilité pour chacun, à toutes les étapes de la vie, de construire soi-même sa vie en raison de ses talents (inégaux), libéré des sujétions de classe ou d’héritage culturel. Tel est le véritable horizon d’une gauche de demain, plutôt que l’éternel ronron antilibéral.